Dorénavant il faut compter avec nous ! ("ARTIK BIZDE VARIZ"#)

# slogan d'une candidate libérale d'origine turque aux élections régionales bruxelloises du 13 juin 1999

paru dans Ecarts d'Identité (Grenoble), n°89, juin 1999 [article écrit mi-juillet; n° publié mi-octobre]

 

Suite aux récentes élections législatives fédérales et régionales du 13 juin 1999, onze élus d'origine maghrébine et une d'origine turque siègent désormais dans l'une ou l'autre assemblée fédérale ou régionale belge (voir encadré). Les quatre premiers parlementaires régionaux bruxellois avaient été élus à la faveur des précédentes élections de 1995 au conseil régional bruxellois. Par contre, mis à part Elio Di Rupo, ex-vice-premier ministre fédéral devenu ministre-président de la Région wallonne avant de prendre, dans quelques mois, la présidence du parti Socialiste, il n'y a que trois élus régionaux, fédéraux ou européens d'origine italienne, sans compter ceux d'ascendance maternelle italienne (au moins un ministre régional bruxellois et un sénateur fédéral). Etant donné le niveau de fédéralisation que connaît la Belgique, comparable à l'Allemagne ou au Canada, les 268 conseillers (autoproclamés "députés") régionaux (118 en Flandre, 75 en Wallonie, 75 à Bruxelles) ont des pouvoirs législatifs assez étendus, perçoivent les mêmes indemnités que les 150 députés et les 71 sénateurs fédéraux, et bénéficient de l'immunité parlementaire.

élus fédéraux: il s'agit des députées Fauzaya Talhaoui (écologiste flamande, d'origine marocaine, née à Melilla) et Dalila Douifi (socialiste flamande, d'origine mixte algéro-belge) et des sénateurs Meriem Kaçar (écologiste flamande, d'origine turque) et Chokri Mahassine (socialiste flamand, d'origine mixte maroco-jordanienne) [+ Mohamed DaIf,  socialiste francophone d'origine marocaine]

élus régionaux: Chokri Mahassine, membre du Conseil ("Parlement") flamand, ainsi que huit élus régionaux bruxellois, tous représentant des partis francophones, pour la plupart d'origine marocaine et nés au Maroc: Sfia Bouarfa (PS, élue sortante), Mohamed Daïf (PS, élu sortant, par ailleurs sénateur fédéral), Mahfoudh Romdhani (PS, d'origine tunisienne, élu sortant), Mohamed Azzouzi (PS), Fatiha Saïdi (Ecolo, d'origine marocaine, née à Oran), Fouad Lahssaïni (Ecolo, déjà conseiller communal), Mostafa Ouezekhti (PRL-FDF, élu Ecolo en 1995) et Amina Derbaki Sbaï (PRL-FDF)

Encouragements à la participation électorale

Les étrangers n'ont pas le droit de participer aux élections autres que sociales (conseils d'entreprise), à l'exception des ressortissants de l'Union Européenne pour les élections européennes depuis 1994, et communales à partir de 2000, moyennant leur inscription volontaire sur les listes d'électeurs, afin de ne pas les soumettre contre leur gré à l'obligation de vote. Cette question du droit de vote des étrangers a été évoquée depuis 1971, mais n'a jamais abouti, seul le Traité de Maastricht ayant réussi à forcer le barrage de certains partis politiques, au prix de la limitation de ce droit aux seuls ressortissants de l'Union Européenne, même si la Constitution permet, depuis 1998, son extension à d'autres étrangers, sans la limiter aux élections communales d'ailleurs.

Toutefois, le système administratif belge comporte des éléments favorables à la participation électorale, en particulier des personnes issues de milieux socio-économiquement faibles et/ou de l'immigration, par comparaison avec la France, le Royaume-Uni ou les Etats-Unis où les minorités ethniques ont des taux d'abstention plus élevés que la moyenne.

Ainsi, toute personne résidant en Belgique, quelle que soit sa nationalité, est tenue de s'inscrire dans les huit jours à l'administration communale de son lieu de résidence, y compris quand elle déménage sans quitter la commune. Les récalcitrants sont "radiés d'office" des registres de population quelques mois après le constat par la police communale de leur départ, et signalés à rechercher s'ils font en outre l'objet du moindre dossier pénal en cours. Ce système administratif assez drastique a des conséquences positives pour la participation électorale, dans la mesure où tous les ressortissants belges âgés de 18 ans au jour de l'élection (sauf déchéance pour motifs pénaux) figurent d'office sur les listes d'électeurs, dressées sur base des registres de population, et reçoivent automatiquement une convocation électorale à faire valider au bureau de vote. Le vote est par ailleurs obligatoire depuis 1899, quoique l'abstention soit rarement sanctionnée par l'amende légalement prévue.

Le système électoral, également institué en 1899, est fondé sur la proportionnelle avec possibilité de voter, au sein d'une même liste, soit pour la liste soit pour un ou des candidats. La position des candidats sur la liste est donc certes importante, étant donné que les votes pour la liste (en "case de tête") bénéficient d'abord au candidats dans l'ordre où ils figurent sur la liste, mais cette importance diminue fortement quand le nombre de sièges attribués pour une liste augmente, notamment aux élections régionales bruxelloises ou aux communales, où il y a un plus grand nombre de sièges à distribuer dans une circonscription électorale unique. Le poids de la case de tête devrait être diminué dans un proche avenir, de par la volonté de la nouvelle majorité gouvernementale.

Contrairement à la France, la Belgique a connu en 1976 une fusion des communes qui a fait passer leur nombre total de 2.359 à 589, dont 340 comptent plus de 9.000 habitants, ce qui leur donne droit à un minimum de 21 conseillers, le maximum étant de 55 pour Anvers, seule commune à dépasser 300.000 habitants. Il y a donc en tout 12.911 conseillers communaux en Belgique, dont (d'après les patronymes) moins de 80 d'origine italienne (dont une soixantaine en Wallonie), une trentaine d'origine maghrébine (dont la moitié en Région bruxelloise), un seul d'origine turque (en Wallonie) et un seul originaire d'Afrique noire (en Flandre).

Cette situation pourrait évoluer considérablement à la faveur des prochaines élections communales de novembre 2000, tant en raison de l'accroissement considérable du nombre de Belges d'origine maghrébine, turque et africaine par rapport à celles de 1994 que grâce à l'extension du droit de vote et d'éligibilité aux ressortissants de l'Union Européenne, lesquels représentent plus de 62% des 903.000 étrangers (au 1.1.1998), mais seulement 10% des personnes ayant acquis la nationalité belge pendant l'année 1997, contre près de 50% pendant la période 1986-1991.

La situation bruxelloise

La Région de Bruxelles-Capitale compte 19 communes distinctes et 651 conseillers communaux, plus 75 conseillers régionaux pour une population totale (1.1.1998) de 953.175 habitants, dont 544.044 électeurs inscrits aux élections du 13.6.1999, soit un conseiller régional pour 7.254 électeurs (5.690 compte tenu des abstentions et des votes nuls ou blancs).

L'influence parfois prépondérante des "voix de préférence" sur l'élection des conseillers communaux et des conseillers régionaux a tout particulièrement profité en région bruxelloise à des candidat(e)s d'origine maghrébine: sur les 4 élus régionaux de 1995, deux ne figuraient pas en "ordre utile" (version belge correspondant à la "place éligible" dans un système proportionnel fermé), de même pour 2 des 8 élus de 1999 et pour 7 des 13 élus communaux de 1994, le phénomène étant plus particulièrement perceptible au Parti Socialiste dont une seule candidate sur ses six élus communaux figurait en "ordre utile", mais à une "place de combat" sur une liste totalement renouvellée. En d'autres termes, les sections locales du PS avaient jugé utile d'insérer des candidats d'origine maghrébine sur ses listes communales, mais pas dans le but de les voir élus. Dans trois communes par contre, Ecolo avait fait le choix d'en placer un(e) en première ou en deuxième place sur la liste.

Les sept communes bruxelloises comptant plus de 10% de population marocaine (étrangère) ont toutes vu entrer dans leurs conseils communaux au moins un élu d'origine maghrébine en 1994, une en a vu entrer deux (un PS et un Ecolo) et deux en ont vu entrer trois (dans un cas trois PS, dans l'autre une PS, un Ecolo et un FDF ). Aucun des principaux dirigeants socialistes bruxellois n'avait inséré de candidat d'origine maghrébine ou turque sur sa "liste du bourgmestre", alors que ce type de liste inclut traditionnellement des candidats de la minorité flamande ainsi que des candidats d'ouverture.

La Wallonie et la Flandre

En Wallonie et en Flandre, seuls quatre conseillers communaux d'origine maghrébine de 1994 sur quinze (respectivement 6 et 9), ont été élus dans des communes où la population étrangère maghrébine dépasse... 1% de la population totale. La présence et le succès de ces candidats ont souvent été assurés par la volonté politique d'un notable local, et n'ont donc aucunement été tributaires d'un quelconque "vote ethnique".

Par contre, à plusieurs reprises depuis 1991, des candidats écologistes d'origine maghrébine à Anvers ont, malgré des scores personnels les plaçant parmi les deux ou trois premiers de la liste, été pénalisés par le faible nombre d'élus (deux ou trois) et par l'importance des "votes de liste", la seule exception étant la réélection aux communales de 1994 d'une élue sortante, placée en ordre non utile mais plébiscitée par les électeurs. De telles situations, qui se sont également produites aux régionales flamandes de 1999 pour la même candidate écologiste, ainsi que pour celle du CVP (sociaux-chrétiens flamands) et pour quatre candidats bruxellois d'origine maghrébine aux communales de 1994, pour une autre aux régionales de 1995, ainsi que pour un candidat d'origine turque à celles de 1999, entraîne bien évidemment une frustration non négligeable des candidats qui ont l'impression d'avoir été utilisés par leur parti comme attrape-voix.

En 1988, un événement important a eu lieu dans la ville wallonne de Mons, traditionnellement contrôlée par le Parti Socialiste: un échevin (adjoint au maire) d'origine italienne, mais né en Belgique trente-sept ans plus tôt, obtint plus de voix de préférence que le candidat en tête de liste, qui briguait le mayorat. La controverse, d'abord interne au PS, déborda rapidement dans la presse et prit une tournure nettement xénophobe, la "crainte" de voir Mons devenir une Palerme du Nord sous contrôle de la mafia étant notamment utilisée comme "argument" par certains. Bien que privé du siège mayoral, Elio Di Rupo devint par la suite un dirigeant socialiste de premier plan, asumant sans discontinuer des fonctions ministérielles depuis 1992. Avant la fin de 1999, il deviendra probablement le nouveau président du Parti Socialiste et il paraît également assuré, l'année suivante, de devenir en supplément... bourgmestre de Mons.

Les élections du 13 juin 1999

Les élections régionales, fédérales et européennes du 13 juin 1999 ont vu, surtout en région bruxelloise, l'explosion du nombre de candidats d'origine maghrébine, turque ou africaine noire, chacun menant campagne individuellement par voie d'affiches et de tracts, même les candidats relégués aux places les plus lointaines sur les listes. Ces candidats étaient présents sur les listes de tous les partis francophones, sauf les partis d'extrême-droite représentés dans le parlement sortant, alors que seuls les socialistes et écologistes flamands leur avaient ouvert leurs listes en région flamande, à l'exception de la candidate CVP mentionnée plus haut. Aux élections régionales bruxelloises par contre, trois des quatre listes de la minorité flamande se sont ouvertes à ces "allochtones", également désignés par l'appellation "Nouveaux Belges", l'extrême-droite préférant "Belges de papier", terme qui met l'accent sur les facilités d'accès à la nationalité belge intervenues depuis 1984.

Il est en effet indéniable que cette soudaine émergence politique des personnes d'origine maghrébine, turque et africaine trouve sa principale explication dans l'accroissement considérable du nombre de Belges issus de ces minorités issues de l'immigration, surtout parmi les personnes nées ou arrivées à l'âge préscolaire en Belgique, ce qui pourrait expliquer que la législation sur la nationalité (modifiée en 1984, 1991, 1991 et 1999) n'ait sorti ses effets électoraux qu'avec un certain retard: plus de 50.000 personnes, soit près de 10% de l'électorat, ont acquis la nationalité belge en région bruxelloise depuis les dernières élections de 1995.

Les partis politiques ne s'y sont pas trompés et courtisent désormais activement cet électorat: à Anvers par exemple, le parti libéral flamand VLD, qui ne présentait aucun candidat "allochtone" et s'est toujours opposé au droit de vote des étrangers, même aux ressortissants de l'UE, a hurlé au racisme quand il a constaté qu'aucun de ses représentants n'avait été invité à un débat préélectoral organisé par une importante association musulmane ! Même les Chinois, pourtant peu nombreux mais pour la plupart détenteurs de la nationalité belge, ont fait l'objet d'attentions préélectorales de la part des libéraux francophones à Bruxelles !

Les Turcs en particulier ont connu en 1999 la première campagne où des candidats issus de leur communauté étaient présents sur des listes autres que marginales, et où plusieurs partis politiques ont fait campagne dans leurs associations, islamistes de Milli Görüsh et ultranationalistes des Loups Gris inclus. En 1994, il n'y avait eu aucun élu communal d'origine turque en province du Limbourg (ancien bassin minier de Flandre), alors que plusieurs communes y comptent plus de 5% de population turque, et aucun candidat d'origine turque dans les communes bruxelloises de Saint-Josse et de Schaerbeek, où les Turcs représentent respectivement 18 et 10% de la population. En vue des prochaines élections communales, des associations turques ont d'ores et déjà été contactées par les sections locales de plusieurs partis afin de leur fournir des noms de candidats potentiels...

Conclusion

Les immigrés qui ont fait souche en Belgique n'ont jamais bénéficié du droit de vote municipal en tant qu'étrangers, comme aux Pays-Bas, ni de mesures spécifiques de conservation, d'acquisition ou de réintégration de la nationalité pour les anciens colonisés, comme au Royaume-Uni, en France et aux Pays-Bas. Toutefois, la conjonction d'un assouplissement des règles générales d'acquisition de la nationalité et d'un système administratif strict et électoral ouvert ont récemment abouti à une représentation accrue de la minorité d'origine maghrébine au sein des assemblées élues, qui pourrait encore se renforcer lors des élections communales de 2000. Paradoxalement, la représentation parlementaire de cette minorité est désormais plus que proportionnelle à son importance numérique, au contraire de la minorité d'origine italienne, par ailleurs plus nombreuse mais moins encline à acquérir la nationalité belge. Les partis politiques belges ont pour la plupart bien intégré cette nouvelle donne électorale et mènent désormais campagne en tenant compte de ce nouvel électorat, notamment en donnant la possibilité d'être élus à des candidats issus des minorités d'origine immigrée.

 

Pierre-Yves Lambert

gestionnaire du site internet "Suffrage Universel"

auteur de "La participation politique des allochtones en Belgique - Historique et situation bruxelloise", aux Editions Academia-Bruylant (academia-bruylant@skynet.be), collection SYBIDI Papers, Louvain-la-Neuve (Belgique), juin 1999


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