La participation politique des personnes originaires de pays musulmans résidant en Belgique

pour La Médina (Paris), 23/04/1999 (paru dans le n°2, juin 1999)

La Belgique a connu en 1994-95 un phénomène qui avait déjà touché les Pays-Bas aux municipales de 1986, suite à l'extension des droits politiques locaux aux résidents étrangers, et la France aux municipales de 1989 malgré la non extension de ces droits. A l'époque, une cinquantaine d'élus d'origine étrangère étaient entrés dans les conseils municipaux néerlandais et cent cinquante en France. En 1994-95, ce sont une trentaine d'élus d'origine maghrébine, plus un Turc et un Albanais, qui ont fait leur entrée dans des conseils communaux des régions flamande (10), wallonne (6) et bruxelloise (16), alors qu'ils n'étaient que trois pendant la législature précédente (2 en Flandre, 1 en Wallonie), ainsi qu'au conseil régional bruxellois. En février 1999, un suppléant socialiste flamand d'origine marocaine a été appelé à siéger à la Chambre des députés (rappelons en passant aux lecteurs non belges que tous les partis représentés à la Chambre et/ou au Sénat de Belgique sont soit flamands soit francophones, le dernier parti "national", le Parti Socialiste Belge, s'est scindé en 1978). Un seul, d'origine marocaine, a exercé des responsabilités exécutives (échevin) pendant un demi-mandat (1995-1998) à Roelers (Flandre).

La nationalité et le droit de vote ou le droit de vote sans la nationalité ?

L'obstacle de la nationalité a longtemps constitué un frein à la participation politique directe des personnes issues de l'immigration en les cantonnant aux conseils consultatifs et aux organisations politiques des pays d'origine, bien que la plupart des partis belges n'émettent aucune restriction statutaire à l'affiliation de non-Belges ou à leur élection dans les structures internes, l'article premier des statuts du PS précisant par exemple comme objectif l'organisation de "toutes les forces socialistes dans distinction de race, de sexe, de langue, de nationalité".

Depuis 1971, les propositions de loi visant à étendre les droits de vote et/ou d'éligibilité à certaines catégories de non-Belges n'ont jamais recueilli suffisamment de suffrages au Parlement, et c'est à la suite d'un traité européen que ces droits ont été reconnus aux ressortissants communautaires pour les élections européennes de 1994. Après de longs et tortueux débats, surtout en 1997-98, le droit de vote et d'éligibilité a finalement été reconnu aux ressortissants de l'Union Européenne pour les élections communales de 2000, les ressortissants d'Etats tiers devant attendre celles de 2006, sous réserve de l'approbation par le parlement d'une nouvelle loi électorale.

Les mesures législatives successives prises au cours de la dernière décennie pour faciliter l'accès à la nationalité belge à certaines catégories de résidents non-belges ont accru considérablement l'électorat d'origine maghrébine, turque et albanaise dans l'intervalle qui séparait les élections de 1994-95 des précédentes (1988, 1989 et 1991). Lors du recensement de 1991, 3,7% des Belges étaient nés à l'étranger et un tiers des étrangers résidant en Belgique étaient nés dans ce pays, cette dernière catégorie représentant plus de 9% de la population totale en région bruxelloise. En raison de l'accroissement constant des acquisitions de nationalité belge, notamment pour les étrangers nés en Belgique, et du vote des résidents communautaires non-belges aux élections communales de 2000, ces pourcentages donnent une idée de l'impact potentiel du vote "immigré" à terme.

En région bruxelloise

Les conséquences des changements de nationalité sur la composition ethnique de l'électorat ont déjà été perceptibles, surtout dans certaines communes bruxelloises, lors des élections communales de 1994 et régionales de 1995. Ce processus se poursuivant et s'amplifiant, l'électorat d'origine musulmane constituera un enjeu non négligeable pour les élections régionales de 1999 et communales de 2000, susceptible de déplacer quelques sièges au moins entre différents partis, et donc de peser sur les équilibres locaux et régionaux.

Pour la première fois, les partis politiques belges ont été obligés de tenir compte de cet électorat potentiel qui risquait, dans certaines communes bruxelloises du moins, d'échapper aux clivages politiques traditionnels et de s'autonomiser, et quasiment tous, à l'exception notable des partis libéraux, ont présenté, en 1994 ou en 1995, des candidats d'origine maghrébine, principalement marocaine. Le nombre de candidats originaires de Turquie est resté infime, sauf sur les listes du PTB-PVDA.

La question de l'autonomisation politique des Maghrébins de Bruxelles s'est posée tant vis-à-vis d'éventuelles "listes ethniques" qu'à l'égard des candidats de cette origine sur les listes des partis "belges", lesquels candidats se sont publiquement (dans les médias "belges") défendus d'être des "candidats ethniques" visant un "électorat ethnique", tout en étant largement présents lors de débats ou d'interviews sur les ondes des radios arabes de Bruxelles. Ce double langage persiste d'ailleurs actuellement et peu nombreux sont les élus d'origine maghrébine qui reconnaissent devant des interlocuteurs "autochtones" leur spécificité et celle de leur électorat.

Un seul mouvement "ethnique", ou plutôt "pluriethnique" (car il comptait aussi quelques Belges "de souche" mariées à des Marocains et au moins un Algérien), MERCI (le Mouvement Européen pour la Reconnaissance des Citoyens, en ce compris ceux issus de l'Immigration), a présenté des listes lors des élections communales de 1994, ce dans quatre communes bruxelloises seulement. L'annonce en avait été faite dans la presse par un de ses promoteurs, issu du Parti libéral, dès avril 1993. Ce mouvement a été formellement créé pendant l'été 1993 par des personnes ayant milité auparavant dans plusieurs partis belges (Parti socialiste - PS, Parti libéral - PRL, Front Démocratique des Francophones), et pour beaucoup dans l'association Belgique Plus, clone belge francophone de France Plus qui avait parrainé la plupart des candidats d'origine maghrébine sur les listes bruxelloises du PS, du Parti social-chrétien (PSC) et d'Ecolo en 1991. Ces militants avaient été déçus de l'attitude à leur égard dans leurs partis. MERCI n'a pas survécu à son échec électoral (moins de 1% des voix dans chacune des quatre communes où il s'était présenté).

La situation en région bruxelloise diffère considérablement de celle des deux autres régions du pays, puisque douze candidats d'origine maghrébine (dont trois femmes), soit six socialistes, quatre écologistes et deux FDF (parti communautariste francophone de centre-droit, fédéré au parti libéral), sur plus de quatre-vingts y sont entrés dans les conseils communaux en 1994 alors qu'il n'y en avait jamais eu auparavant (seul un élu écologiste d'origine marocaine siégeait au conseil provincial du Brabant depuis 1991). Deux de ces élus ont quitté leur parti (Ecolo) et ne siègent plus, un a été exclu du FDF en septembre 1997, a brièvement siégé comme indépendant puis a démissionné et présente une liste autonome ("MARS") aux régionales de 1999, notamment avec un des ex-élus Ecolo. Un suppléant écologiste d'origine marocaine a par ailleurs été appelé à siéger en janvier 1997 dans une commune bourgeoise où il n'y a quasiment pas d'immigrés économiques. Quatre candidats d'origine maghrébine (dont deux déjà conseillers communaux) sur une vingtaine siègent à présent au conseil régional. Deux candidats d'origine marocaine ont été cooptés par les élus communaux comme membres du Conseil Public de l'aide sociale (CPAS, qui prend les décisions en matière d'assistance sociale, notamment pour le minimex, revenu minimum garanti); l'un d'eux, élu FDF, a rallié le PS en cours de mandat.

Un seul candidat d'origine albanaise (il y en avait cinq à Schaerbeek et un à Bruxelles; aucun des trois candidats aux régionales n'a été élu) a pu siéger dans le conseil communal de Schaerbeek de 1995 à 1997, à la suite de la démission pour convenance personnelle de deux de ses colistières écologistes, qu'il a d'ailleurs finalement imitées. Dans cette commune, trois conseillers sur quarante-sept étaient d'origine marocaine après les élections de 1994, tous trois élus sur des listes différentes (écologiste, socialiste et FDF).

L'unique candidate d'origine turque musulmane dans les dix-neuf communes bruxelloises, collaboratrice d'un secrétaire d'état bruxellois de la Volksunie (national-démocrates flamands), figurait sur la liste de ce parti à Bruxelles-Ville, où il a perdu son unique élu de 1988. Elle était à nouveau candidate aux régionales, ainsi que quatre autres Turcs musulmans, ces derniers sur des petites listes d'extrême-gauche.

En tout, la région bruxelloise a donc compté, simultanément ou non, dix-neuf élus "musulmans" dans les conseils de l'aide sociale (CPAS), les conseils communaux ou le conseil régional entre 1994 et 1997. Un seul d'entre eux est issu de la première génération des travailleurs immigrés, huit (dont l'Albanais) sont nés en Belgique ou y sont arrivés à un âge préscolaire et les dix autres (nés entre 1946 et 1956) sont des anciens étudiants étrangers arrivés à l'âge adulte avec au moins un baccalauréat marocain. Neuf de ces derniers sont détenteurs d'au moins un diplôme universitaire ou équivalent, dont trois en sciences appliquées et six en sciences humaines. Quatre élus de la deuxième génération sont également licenciés en sciences humaines. Sur l'ensemble des dix-neuf élus, deux seulement travaillaient dans le secteur privé avant leur élection (un entrepreneur et un cadre), onze dans le secteur social associatif ou public, trois dans des entreprises publiques et un dans un cabinet ministériel.

Participation politique en Flandre et en Wallonie

Ce sont au moins neuf conseillers communaux d'origine maghrébine (dont six femmes), qui ont été élus en Flandre en 1994, dont deux pour un second mandat: le CVP Aziz Cherkaoui, simple conseiller communal sous la législature précédente, devenu échevin pour 3 ans à Roelers (cette ville de Flandre occidentale comptait 53.617 habitants, belges à 99%, dont... 38 Marocains au 1.1.95) et l'anversoise Fatima Bali, réélue grâce à ses voix de préférence malgré sa relégation par Agalev (parti écologiste flamand) à une place non éligible sur la liste. Sur les neuf élus, quatre sont membres du SP (socialistes flamands), trois d'Agalev et deux du CVP (sociaux-chrétiens flamands). Mises à part les deux Anversoises, ils ont été élus dans des communes où les Marocains représentent moins de 1% de la population. Par ailleurs, quelques personnes d'origine marocaine ont été désignées par les conseils communaux dans des instances paracommunales (e.a. conseils de l'aide sociale).

Il y a au moins cinq élus communaux d'origine arabe en Wallonie, dont quatre socialistes (trois hommes, une femme) et une PSC. Le socialiste Nefvel Morçimen est quant à lui devenu l'unique élu d'origine turque en Belgique (à Fléron, près de Liège). Fait assez rare, cet intellectuel militant issu de la minorité ethnoreligieuse nosaïrie (comme Hafez Al Assad en Syrie) avait adhéré au PS dès son arrivée en Belgique au début des années 70, après le coup d'Etat en Turquie. Dans la législature précédente, un avocat écologiste d'origine marocaine avait siégé pendant un demi-mandat comme conseiller communal. Il fait partie des candidats non élus qui ont été cooptés dans une instance paracommunale (le conseil de l'aide sociale) après les élections.

Aucun candidat d'origine maghrébine, turque ou albanaise n'a été élu au sein d'un conseil provincial en Flandre ou en Wallonie. La quasi totalité étaient d'ailleurs présentés par des partis ou mouvements marginaux, principalement le PTB-PVDA (communistes staliniens, un des seuls partis bilingues du pays). Dans ces deux régions, aucun des candidats écologistes, socialistes ou social-chrétienne (CVP) d'origine maghrébine ou turque aux conseils régionaux ou à la Chambre fédérale n'avaient la moindre chance d'être élus, étant donné leurs positions très défavorables sur les listes, malgré des scores parfois considérables qui ont bénéficié à leurs partis respectifs. Cette situation a entraîné de la part de certains candidats, notamment écologistes anversois (Fatima Bali et Mohamed Sebbahi, tous deux déjà candidats depuis 1988 et 1991), des réactions assez amères répercutées par la presse.

L'exercice de la citoyenneté des pays d'origine

Dans le passé, les Marocains de Belgique avaient pu élire un député au Parlement marocain. Actuellement, leur participation à la vie politique marocaine se limite aux référendums. Dans un cas comme dans l'autre, l'organisation de ces votes et l'information des électeurs est assez lacunaire. L'immense majorité des Marocains de Belgique n'ont en réalité jamais participé à une élection marocaine et sont peu informés de la situation politique dans ce pays. En mai 1997, plusieurs élus belges d'origine marocaine ignoraient la tenue d'élections communales au Maroc le mois suivant.

En juin 1997, un député a été élu par les Algériens de Belgique et de quelques régions voisines à l'occasion des élections législatives en Algérie. Outre quatre candidats de partis algériens (dont un journaliste, auparavant candidat PSC à la Chambre belge en 1995), deux candidat(e)s indépendant(e)s ont tenté, en vain, de récolter les quatre cents signatures nécessaires pour se présenter à ces élections, par manque d'intérêt de la part des électeurs potentiels, ou suite aux pressions des agents du régime qui ont fait la propagande du candidat présidentiel, un syndicaliste qui a d'ailleurs été élu sans difficulté. Lors des élections présidentielles d'avril 1999, le chiffre de 16.000 électeurs inscrits a été avancé par les autorités consulaires algériennes, le taux de participation dans un cas comme dans l'autre étant sujet à caution.

Les Turcs résidant hors de Turquie ne pêuvent pas exercer leur droit de vote, sauf en rentrant au pays le jour de l'élection. Tous les partis turcs sont organisés en Belgique, des sociaux-démocrates kémalistes du Parti républicain du peuple aux islamo-nationalistes du Parti de la prospérité.

Pierre-Yves Lambert, politologue

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