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DISCRIMINATIONS ET ETHNICISATION DE LA SOCIETE BELGE
Pierre-Yves LAMBERT (paru dans Nouvelle Tribune, juin 1996)
Logements sociaux: des formulaires suspects...
Le 15 avril dernier, la commission pour la protection de la vie privée auprès du Ministère de la Justice a été saisie d'une plainte concernant les formulaires de demande de logements sociaux pour vingt-sept sociétés agréées en région bruxelloise. Toutes ces sociétés demandent la nationalité du demandeur et de son conjoint, plus parfois le lieu de naissance de ces personnes ou le numéro national, toutes données personnelles sans rapport aucun avec l'objet des fichiers ainsi constitués; l'une d'entre elles va même jusqu'à demander des certificats de bonne vie et moeurs pour le demandeur et son conjoint .
Mais le formulaire le plus contestable est celui de la Société anonyme Le Foyer Ixellois, qui interroge le demandeur non seulement sur sa "nationalité actuelle", mais également sur sa "nationalité à la naissance", ainsi que celles de son conjoint, des enfants ou autres personnes vivant sous son toit. Il y a là de toute évidence un abus manifeste, mais également une infraction aux articles 10 et 11 de la Constitution belge dans la mesure où il s'agit en fait d'opérer une distinction entre citoyens belges selon leur origine nationale. En avril 1996, à deux reprises, le Foyer Ixellois a été prié, sans résultat, de justifier la pertinence de ces questions par le Centre pour l'Egalité des Chances et de lutte contre le racisme. Pour les cinq sociétés dépendant de la commune de Bruxelles-Ville, cette question a été mise à l'ordre du jour de la coordination des logements sociaux par son président Henri SIMONS, échevin Ecolo de Bruxelles-Ville. Ce dossier est actuellement en train de s'étendre à la région wallonne, où des abus auraient également cours.
Discriminations ethniques sous prétexte de "mixité sociale"
Bien évidemment, l'origine des candidats à des logements sociaux qui ne sont pas de nationalité étrangère peut facilement être détectée par les noms et prénoms de ceux-ci et au moins une société bruxelloise, le Logement Molenbeekois, pratique ouvertement une politique discriminatoire sur cette base. En effet, au mépris des règles de priorité d'accès , deux listes de logements sont proposées aux candidats-locataires selon leur revenu et leur origine, européenne ou non. Les candidats européens reçoivent la liste de tous les logements vacants, alors que les autres, principalement d'origine marocaine (un habitant sur cinq) ou turque, ne reçoivent qu'une liste partielle de logements construits moins récemment.
La société justifie cette pratique discriminatoire par la volonté du pouvoir politique communal, une coalition socialiste-libérale, de "maintenir des Belges [de souche] dans la commune et d'éviter des problèmes de cohabitation [entre autochtones et allochtones]". Lors des dernières élections communales de 1994, le Front National a réussi son meilleur score dans la commune de Molenbeek, passant de un à sept sièges sur trente-neuf, sans compter celui obtenu par un autre parti raciste, le Vlaams Blok. Comme le note dans un rapport rendu public fin avril le délégué social du Logement Molenbeekois, "ceci a pour conséquence qu'à certains endroits il n'y a que des Belges [de souche] et dans d'autres quartiers des blocs d'habitation à haute concentration d'étrangers où les Belges refusent d'habiter". Il ajoute que "la société [Logement Molenbeekois] tente maintenant d'opérer lentement une percée en attribuant à quelques candidats [allochtones] bien intégrés une habitation dans des blocs principalement habités par des Belges [de souche]" .
Le bourgmestre de Molenbeek, l'ancien vice-premier ministre et chef de file de la "gauche marxiste" au sein du Parti socialiste Philippe MOUREAUX, s'était publiquement prononcé, en avril 1993, pour l'attribution préférentielle de nouveaux logements sociaux à des "Belges d'origine belge" afin de "briser le ghetto". En fait de ghetto, seuls 10% des locataires sociaux dans cette commune étaient des non-Belges, alors qu'ils constituaient 39% de la population totale! Mais Monsieur MOUREAUX, issu de la bourgeoisie libérale, habite les "beaux quartiers" de sa commune et certains de ses détracteurs lui suggèrent de montrer l'exemple en élisant domicile dans ce "ghetto", afin de faciliter sa disparition? Quant à la réalité de ghettos ethniques, à Molenbeek ou dans d'autres communes bruxelloises, ils sont généralement limités à un ou deux blocs d'habitations sociales, la plupart du temps par la volonté des autorités communales de se concilier les faveurs d'électeurs autochtones en moyenne assez âgés qui résidaient déjà dans de tels logements, bien souvent grâce à l'"intervention" de l'un ou l'autre élu en quête d'une clientèle.
Des études scientifiques menées depuis des années par un groupe de géographes de l'Université de Louvain ont clairement prouvé que la mixité ethnique existe dans tous les quartiers en région bruxelloise: s'il arrive parfois que les allochtones de diverses origines représentent la majorité dans un quartier, il n'y a jamais un seul groupe ethnique qui atteint la majorité absolue. Par ailleurs, les autochtones sont eux-mêmes divisés en francophones, Flamands et bilingues indéterminables, ce qui accentue le caractère multiculturel de la région bruxelloise: 10% de Flamands, 40% d'allochtones (dont un quart de nationalité belge), plus des immigrés wallons temporaires ou définitifs qui s'identifient à leur région d'origine, des Juifs, pour la plupart francophones, sans compter les nombreux produits du métissage physique et culturel qui caractérise cette région et qui préfèrent parfois se référer à une identité universaliste ou sociale plutôt que régionaliste ou ethnique.
Débat: quel choix de société pour la Belgique?
Le problème de fond que cette affaire apparemment limitée aux logements sociaux pose à la société belge est en fait beaucoup plus vaste qu'il n'y paraît de prime abord. En effet, certains conseillers et décideurs politiques souhaiteraient mettre en place des politiques ethnosociales sur le modèle américain, qui postule une société compartimentée entre communautés ethniques. Les méthodes d'action envisagées pour accroître le nombre d'allochtones dans les forces de police et de gendarmerie, pour organiser un encadrement accru et une dispersion des élèves dans le système scolaire, ou pour assurer une "répartition harmonieuse" des allochtones dans les quartiers urbains aboutissent à la même interrogation: comment déterminer les personnes ou les groupes qui doivent faire l'objet de telles mesures spécifiques?
Nous l'avons déjà souligné plus haut, la Constitution belge postule l'égalité des Belges devant la loi, sans distinction d'ordres (article 10) et "la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges doit être assurée sans discrimination" (article 11). De plus, le Pacte sur les droits civils et politiques du 16 décembre 1966 s'est vu reconnaître comme norme supérieure au droit interne belge par la Cour de Cassation dans un arrêt du 17 janvier 1994. L'article 2 de ce Pacte interdit la discrimination, y compris sur base de "l'origine nationale ou sociale" (articles 2, 25 et 26 e.a.).
Si le législateur a prévu que certains emplois sont réservés aux Belges ou aux ressortissants d'états membres de l'Union Européenne au détriment des autres nationalités, il n'a en revanche aucunement prévu des mesures favorisant (ou défavorisant) telle ou telle catégorie de Belges sur base de leur origine nationale ou de celle de leurs parents. Des questions portant sur la "nationalité à la naissance" de ressortissants belges candidats à des logements sociaux, sur la nationalité des parents et des grands-parents des enfants scolarisés dans les écoles flamandes, ou l'adoption de mesures favorisant l'embauche de policiers et de gendarmes (belges) allochtones semblent par conséquent contrevenir tant au texte qu'à l'esprit de la législation en vigueur en Belgique.
Débat complémentaire: comment fonctionne la société belge?
Néanmoins, aux fins d'assurer sans discrimination la jouissance des droits et libertés reconnus aux Belges, "la loi et le décret garantissent notamment les droits et libertés des minorités idéologiques et philosophiques" (Constitution, article 11). Cette précision constitutionnelle assure selon certains un caractère légal à la pratique du "lotissement", équivalent de la "lotizzazzione" italienne, qui consiste à partager les promotions et les nominations dans la fonction publique et dans certains autres services publics entre les trois principaux "piliers" de la vie politique belge, social-chrétien, socialiste et libéral, divisés chacun en aile flamande et francophone. Dans certains cas, comme pour les pompiers en région bruxelloise, le recrutement se fait sur base de discrimination positive en faveur du groupe sous-représenté, les Flamands en l'occurrence, qui bénéficie d'une embauche préférentielle même en ayant obtenu, lors des examens préliminaires, des résultats inférieurs à ceux d'un candidat du "groupe majoritaire". Des actions devant le Conseil d'Etat ont été intentées dans les deux types de situation, sur base de cas concrets de candidats s'estimant lésés par de telles procédures discriminatoires.
S'il est relativement simple de déterminer qui est francophone et qui est flamand, sur base du dernier diplôme scolaire obtenu, il advient parfois des "changements de sexe linguistique" selon l'intérêt du candidat à une promotion dans la fonction publique, mais nous ne disposons pas de statistiques à cet égard. L'appartenance à l'un des trois piliers, ou à un des partis "non pilarisés" (partis ethniques francophone ou flamand, partis écologistes) est par contre déterminée par l'affiliation à un parti, à un syndicat ou à une caisse de mutualité intégrés à l'un ou l'autre pilier. Cela suppose la plupart du temps que l'intéressé ait fait connaître volontairement ce type d'information auprès de l'instance apte à la valoriser. Il est bien évidemment très aisé à chacun de transférer son affiliation d'un pilier à un autre selon l'intérêt du moment, phénomène bien connu par exemple à la société de radio- et télé-diffusion publique francophone, la R.T.B.F. Dans un certain nombre de secteurs de la fonction publique ou d'entreprises à caractère public, il existe même des "sections d'entreprise" de certains partis dont le rôle essentiel constitue à assurer la circulation de l'information et la promotion réciproque de leurs affiliés...
La question qui pourrait donc être posée serait celle de l'applicabilité de telles mesures de quotas ou de discrimination positive aux allochtones de nationalité belge ou à toute autre catégorie basée sur la nationalité, comme les ressortissants de tel ou tel état membre de l'Union Européenne par exemple. Elle a été posée le 27 avril dernier à Bruxelles lors d'une journée d'étude intitulée "Racisme, égalité, discrimination: que peuvent les juristes?" , mais cela n'a abouti qu'au constat suivant: un débat politique, idéologique et juridique doit sans tarder être entamé à ce sujet sous peine de voir se poursuivre des politiques contradictoires, voire non conformes au droit belge et aux pactes internationaux auxquels il est subordonné.
Les associations regroupant des allochtones de Belgique ne se sont à ce jour pas encore saisies de cette problématique, et les allochtones en général brillent par leur absence dans un débat qui les concerne pourtant au premier chef. Un défi à relever rapidement, sous peine de voir les décisions prises sans les consulter, comme pour la mise en place de structures représentatives de l'Islam: le paternalisme de style colonial a la vie longue dans la mentalité des décideurs politiques de ce pays...
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