Les Musulmans de Belgique

Quelques textes du Dr Didier Yassin Beyens
(ancien président de l'Exécutif des Musulmans de Belgique)

 

 

Politique contractuelle d’intégration en Belgique (30/10/1999)

Entre pacte et contrat (10/12/1999)

Intolérance (22/2/2000)

L’organe représentatif des musulmans : entre logique bureaucratique et discours religieux (20/3/2000)

 

Politique contractuelle d’intégration en Belgique

(30/10/1999)

La volonté du gouvernement de régulariser sous conditions les illégaux dénote le souci d’assurer à chaque résident le droit à la citoyenneté. Le corollaire embarrassant de cette politique d’ouverture est la possibilité de l’expulsion forcée de ceux qui ne satisferont pas aux conditions requises. La méfiance est alors de mise devant cette dynamique biphasée marchandée. Faut-il risquer la sortie au grand jour ? L’Etat est-il bien intentionné ? Pourquoi le délai de constitution du dossier est-il si court ? Et pourtant, l’espoir de sortir d’un long tunnel noir est immense et nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à tenter le coup. Cette atmosphère est assez similaire sur plusieurs points à celle qui a entouré le processus de suffrage des musulmans l’année dernière. Elle est diffusée et sous-tendue par une politique contractuelle d’intégration.

Gros plan sur les communautés musulmanes...  Celles-ci forment un tableau richement impressionniste dont la vision de loin présente la silhouette d’une collectivité au même rérérend religieux, et dont la vision de près fait apparaître, par la variété colorée des touches successives, un ensemble de réalités culturelles et politiques.

Pourtant, malgré ce polymorphisme, les musulmans se sont inscrits en masse dans le processus électoral qui devait conduire à la formation d’un organe représentatif habilité à gérer le temporel du culte.

D’autant plus, que la route fut parsemée d’embûches en tout genre : de la distribution de tracts appelant à ne pas voter à la croisade politique, de la réserve sinon de l’hostilité larvée des pays d’origine à l’exploitation médiatique des grandes peurs de l’occidental vis-à-vis de l’islam (intégrisme)  ou du musulman vis-à-vis de la société d’accueil (contrôle étatique policier). Le temps fut pourtant le principal ennemi : quelques mois  pour expliquer le processus électoral, enregistrer les électeurs et encoder les données électorales, faire connaître les candidats et organiser les bureaux de vote…le temps pour vaincre les méfiances des uns et des autres basées sur les souvenirs du passé  et les craintes du futur.

Et pourtant, l’organe élu a été reconnu et les textes légaux ont été modifiés.  Sans vouloir faire l’apologie des événements, ni s’exalter sur cette primeur dans le monde occidental, il faut reconnaître que la Belgique sert en quelque sorte de laboratoire d’essai. Dans un contexte historique, politique et juridique déterminé, dans un imaginaire collectif  redessiné à la suite d’événements traumatisants (Loubna), une expérience a été courageusement tentée qui, en particulier, définit les rapports entre les musulmans et l’Etat, et, en général, pose la possibilité de l’équation entre l’agréation d’intérêts collectifs basés sur une identité religieuse, et l’intégration individuelle citoyenne.

Une voix médiane entre l’approche assimilatrice (accepter l’autre en rejetant sa différence) et l’approche insertionnelle ( l’autre reste un étranger aux différences constantes) a été tentée très concrètement vis-à-vis d’une communauté réputée bouillonnante et contrastée dans le paysage communautaire : l’intégration. Les musulmans sont invités à s’investir dans la société et l’enrichir si et seulement s’ils respectent les valeurs fondamentales de la société d’accueil : la tolérance, les principes démocratiques, et le respect de l’Etat de droit. Ce fut d’ailleurs la condition exprimée par le gouvernement pour la mise en place de l'instance religieuse officielle. La commission d’accompagnement et les observateurs dépêchés par le CECLER  dans les bureaux de vote furent notamment l’expression d’un contrôle de l’observation du contrat.  Comment les musulmans ont-ils réagit par rapport à ce cadre contractuel imposé ?

Pour y répondre, il faut retourner à la journée du 13 décembre 1998 et analyser les comportements de vote.

Plus que les données quantitatives, l’atmosphère électorale donne des indices sur les attentes réelles des communautés musulmanes. La presse les décrit : « les musulmans étaient heureux de voter », » le vote des musulmans leur donne représentants et fierté », « une ambiance bon enfant », « un vote pour détruire une mauvaise image de marque », « dit is oefening in democratie », « moslimverkiezingen tonen eenheid in diversiteit »…

Les musulmans se sont donc exprimés non pas dans un cortège de revendications à partir de leur identité religieuse, mais dans une volonté explosive de s’affirmer en tant que citoyen et de contribuer à changer sensiblement l’imaginaire collectif. Cette manifestation, antithèse de la dynamique de repli, était une allégeance d’avantage consacrée au « vouloir-vivre ensemble » qu’au multiculturalisme et théorique droit à la différence.

L’organe élu, dénué de toute couleur politique, n’est , bien entendu, pas destiné à une quelconque conquête prosélithique des consciences musulmanes. Son rôle est de gérer les affaires du culte dans le respect de la loi et de définir les statuts des acteurs religieux. Mais, immanquablement, cette gestion dans l’espace public va progressivement moduler le métissage d’une nouvelle identité centrée autour d’un islam de Belgique. La décrispation des mentalités, la multitude des contacts obligés entre musulmans et administrations publiques, le repositionnement des partis et la réflexion critique sur les avantages constitués des Eglises établies, l’ouverture du droit à la citoyenneté par l’acquisition de la nationalité, sont parmi les facteurs qui peuvent accélérer ce processus. Au contraire, les problèmes socio-économiques (discrimination sociale, chômage) peuvent le freiner.

La modulation devrait s’opérer sous l’initiative de forces réductrices des différences culturelles d’origine, et de forces inductrices incitatives à l’intégration de l’individu en tant que porteur d’une identité religieuse et en tant que citoyen respectueux de ses devoirs.

Les musulmans de Belgique, s’ils relèvent le défi de leur cohésion identitaire et des paradoxalités de leur mixage culturel, pourraient alors davantage investir à l’échelle individuelle les institutions intégrantes (école, armée, entreprise) et les intermédiaires traditionnels existants (partis, syndicats, associations).   Dans une société qui se dépiliarise et abandonne ses vieux clivages politiques et philosophiques, dans une laïcité moderne qui reconnaît l’apport de valeurs appartenant à des mondes différents, les musulmans devraient répondre à l’invitation citoyenne qui leur est offerte et casser l’archétype d’une culture cohabitante, cloisonnée et hermétique au dialogue. En se fondant dans la société, ils devraient, par leur participation, générer un imaginaire collectif plus imperméable aux événements extérieurs et plus réceptif à une congruence avec la réalité du contexte journalier.

Et peut-être alors ne parlerons-nous plus d’intégration tant individuelle que collective?   

Dr Didier Yassin Beyens 


Entre pacte et contrat

10 décembre 99

1. Une aventure

Pour certains d’entre nous, l’aventure a commencé en 1991.

Nous étions alors quelques uns, assis dans un petit local du Centre Islamique, à discuter de la reconnaissance du temporel du culte islamique. Bien qu’animés d’une bonne volonté et d’une certaine naïveté , nous étions tout à fait inexpérimentés pour la tâche qui nous attendait.

Une tâche ingrate, puisque le nouveau conseil élu dont nous avions la responsabilité fut désavoué…déjà avant la tenue des élections proprement dites même si quelque 26000 musulmans (1/3 de procuration) y avaient participé…un bébé mort-né, en quelque sorte…

" Un Conseil sans légitimité " " Un Conseil mystérieux  de composition douteuse ", diront certains. Ce qui est certain, ce que personne n’y croyait ! D’autant plus que différents événements avaient dégradé le climat autour de la problématique musulmane : l’affaire du foulard, de Salman Ruchdie, de l’école islamique, du FIS algérien…sans oublier l’assassinat 2 ans auparavant du directeur du Centre islamique et de son bibliothécaire.

Huit ans plus tard…(26 février 1999)

Nous sommes au Ministère de la Justice. Une conférence de presse est organisée. On reconnaît alors un organe issu lui aussi d’élections (plus de 70000 inscrits - pas de procuration)…mais on lui confère l’autorité d’un " organe chef de culte ", habilité à gérer le temporel du culte musulman. Une " primeur dans le monde occidental " diront certains.

Que s’est-il passé en 8 ans ?

Il serait difficile de détailler les différents événements et acteurs de cette période qui se caractérise par la recherche de solutions alternatives et temporaires, adaptées à un contexte changeant, toujours dans le but de solutionner l’épineuse question de la représentativité musulmane …

Pour nous éclairer davantage, considérons différentes périodes entrecoupées par des événements qui vont générer la transition : des événements " charnière ".

 

2. Des périodes et des événements

1ère période : les compromis et les changements de mentalité

Les affaires de culte se dissocient alors des affaires politiques

Cet incident permet de dissocier les affaires liées à l’immigration des affaires liées au culte. La politique d’intégration des populations immigrées se résume essentiellement à l’insertion sociale, l’emploi et la lutte contre le décrochage scolaire. En aucun cas, reconnaître un culte ne pourrait être une affaire d’intégration !

Entre les affaires liées à l’immigration et les affaires liées au culte, une troisième composante s’individualise :l’intégration citoyenne. Il faut ouvrir la citoyenneté aux immigrés en leur facilitant l’acquisition de la nationalité, comme il faut ouvrir la citoyenneté aux musulmans en leur facilitant la reconnaissance du culte.

La population musulmane fait partie intégrale et permanente de la société.

Evénement en mars 1997 : enterrement télévisé de Loubna et attitude citoyenne et responsable de Nabela

2ème période : intérêts pour la question musulmane

Au cours de cette période, les communautés musulmanes sont perçues par la population autochtone avec davantage de sympathie. Mais les musulmans restent extrêmement sceptiques sur la possibilité de régler définitivement la question de la représentativité : déjà échafaudés par de premières expériences, dans une période de crise économique , pourquoi est-il imaginable de la part d’un Etat d’ " aider " une communauté se sentant déjà tant discriminée et rejetée ? !

3ème période : préparatifs et oppositions

Parallèlement, dans cette période de préparatifs, toute une série d’oppositions vont se manifester. La presse francophone va abondamment les relayer :

Il suffit de lire la presse d’alors pour comprendre oh combien l’EMB doit évoluer dans un climat particulièrement difficile : " boycott des élections ? ", " la représentation de l’islam fait des vagues ", " zizanie dans les mosquées ", " des élections mal emmanchées ", " le processus serait-il illégal ? ", " des élections contestées et des méthodes moyenâgeuses orchestrées avec l’aval du gouvernement ", " les futurs représentants des musulmans de Belgique seront-ils des islamistes purs et durs ? "…

D’autant plus que l’instance organisationnelle est suspectée de vouloir se remettre en piste par le biais d’élections tronquées, faussement démocratiques, et par un système complexe de cooptation.

Le processus de préparation des élections va néanmoins être sauvé par l’annonce, le 04 novembre 1998, de l’inscription de plus de 72000 musulmans (2/3 hommes, 80% préférence pour la mosquée). La presse sera alors plus clémente, parlant d’un succès inespéré. Des sympathies diverses vont alors soudainement se manifester.

Mais la période de répits est brève. L’EMB poursuit son travail avec l’imprimerie, sélectionne par tirage au sort les lieux de vote (mosquées) puis en ajoute d’autres selon des critères déterminés (85) , interpelle les bourgmestres pour l’obtention des lieux publics (18), constitue des bureaux de vote (1 Président , 4 assesseurs par mosquée , 2 observateurs) parfois dédoublés. Au total, une équipe de près de 900 personnes est constituée en collaboration avec le CECLER ; ils sont autant d’hommes et de femmes, de toutes les nationalités, inexpérimentés dans la technique électorale.

Evénement 13 décembre 1998 : le vote

Les musulmans sont plus de 46000 à se déplacer dans le lieu de vote qui leur a été désigné. La presse souligne l’événement : " le vote des musulmans leur donne représentants et fierté ", " une ambiance bon enfant malgré quelques problèmes d’organisation ", " dit is oefening in democratie ", " moslimverkiezingen tonen eenheid in diversiteit ", " l’islam placé sur un plan d ‘égalité totale avec les autres cultes en Belgique ", " Belgique : l’islam en rang serré ", " une première en Europe ", " un succès de foule pour le vote des musulmans de Belgique ", " une journée historique "…

La Commission contrôle tous les documents électoraux. Le processus alors validé, l’EMB procède à une cooptation en deux tours (05 janvier et 15 janvier 99). Soixante jours après les élections, tous les documents électoraux sont détruits en présence d’un huissier mandaté par le Président de la Commission d’accompagnement.

4ème période : période de doute : intégrisme, représentation des femmes, " screening ", lacunes légales

Après les élections, une salve de critiques en tout genre va animer la période la plus délicate du processus. Les clauses du contrat sont sans cesse rappelées à l’EMB : l’Etat de droit interviendra en fin de parcours. Il faut alors faire preuve de la plus grande vigilance et souplesse pour que les attentes des électeurs aboutissent à bonne fin et que les engagements pris soient respectés.

Les presses francophone et surtout flamande sont alors très locaces pour souligner les aléas et multiples péripéties de l’aventure musulmane : " les intégristes dans le collimateur de la Sureté ", " le processus en péril " ," Danger de mainmise intégriste ", " Kandidaten voor moslimraad onder de loep "," zuivere lijst ", " naar een schone lijst ", " moslims kiezen enkele islamitische blokkers ", " moslimraad telt slechts één vrouw meer "…

Evénement le 25 février 1999 : présentation de la liste des membres par l’EMB lors d’une conférence de presse au Ministère de la Justice

C’est le jour de la reconnaissance : " malgré les embûches, l’islam est enfin représenté ", " le culte musulman a ses gestionnaires ", " un interlocuteur officiel pour les musulmans "

5ème période : la reconnaissance légale de l’organe représentatif des musulmans

Nous pouvons dire que la période de juin 98 à février 99 fut riche en rebondissements : à un événement heureux succédait une période de polémiques et de critiques. C’est d’ailleurs à cause de cela que la presse s’y est intéressée apportant une publicité indirecte pour le processus électoral. D’autant plus que le suspense était au rendez-vous :jusqu’au dernier jour, personne ne pouvait présager de l’issue finale du processus de suffrage.

L’événement le plus important de ces huit années n’est ni la décision historique d’accepter des élections, ni la reconnaissance de l’EMB, ni la publication des textes légaux…peut-être la surprise au début de novembre 98 devant le nombre d’électeurs musulmans inscrits…

C’est en fait la journée du 13 décembre 1998, animée par quelques dizaines de milliers de musulmans, qui est l’élément révélateur d’un fait nouveau qu’il faut appréhender différemment.

3. Un pacte

Gros plan sur les communautés musulmanes...

Celles-ci forment un tableau richement impressionniste dont la vision de loin présente la silhouette d’une collectivité au même référent religieux, et dont la vision de près fait apparaître, par la variété colorée des touches successives, un ensemble de réalités culturelles et politiques.

Pourtant, malgré ce polymorphisme, les musulmans se sont inscrits en masse dans le processus électoral de décembre 1998 avec, à la clef, à l’issue de cette forme de concertation populaire proche du principe de " shoura ", la constitution d’un organe représentatif habilité à gérer le temporel du culte. Ils furent plus de 70000, âgés de plus de 18 ans et en Belgique depuis plus d’un an, à souscrire au pacte proposé par l’instance religieuse organisatrice des élections (EMB).

Ce pacte s’articulait autour d’une invitation offerte à toutes les sensibilités musulmanes en vue de participer à des élections démocratiques pour la mise en place d’un organe religieux, lui-même destiné à combler le vide juridique pour la reconnaissance complète du culte.

Mais la route fut parsemée d’embûches en tout genre : de la distribution de tracts appelant à ne pas voter à la croisade politique, de la réserve sinon de l’hostilité larvée des pays d’origine à l’exploitation médiatique des grandes peurs de l’occidental vis-à-vis de l’islam (intégrisme) ou du musulman vis-à-vis de la société d’accueil (contrôle étatique policier). Ce fut pourtant le temps le principal ennemi : quelques mois pour expliquer le processus électoral, enregistrer les électeurs et encoder les données électorales, faire connaître les candidats et organiser les bureaux de vote…le temps pour vaincre les méfiances des uns et des autres basées sur les souvenirs du passé et les craintes du futur.

Et pourtant, l’organe élu a été reconnu et les textes légaux ont été modifiés.

Sans vouloir faire l’apologie des événements, ni s’exalter sur cette primeur dans le monde occidental, il faut reconnaître que la Belgique sert en quelque sorte de laboratoire d’essai. Dans un contexte historique, politique et juridique déterminé, dans un imaginaire collectif redessiné à la suite d’événements traumatisants (Loubna), une expérience a été courageusement tentée qui :

- en particulier, définit les rapports entre les musulmans et l’Etat (un " organe chef de culte " avec toutes ses prérogatives, offrant une plate-forme officielle de dialogue), et,

- en général, pose la possibilité de l’équation entre l’agréation d’intérêts collectifs basés sur une identité religieuse (les musulmans), et l’intégration individuelle citoyenne. (participation de ces musulmans dans la société)

4. Un contrat

Une voix médiane a été tentée très concrètement vis-à-vis d’une communauté réputée bouillonnante et contrastée dans le paysage communautaire, entre :

Il s’agit d’une formule d’intégration : les musulmans sont invités à s’investir dans la société et l’enrichir si et seulement s’ils respectent les valeurs fondamentales de la société d’accueil : la tolérance, les principes démocratiques, et l’Etat de droit. Ce fut d’ailleurs la condition exprimée par le gouvernement pour la mise en place de l'instance religieuse officielle sollicitée par les musulmans. La commission d’accompagnement et les observateurs dépêchés par le CECLER dans les bureaux de vote furent notamment l’expression du contrôle de l’observation du contrat dans la mise en place de l’organe représentatif.

La France tente actuellement une approche similaire par l’élaboration d’une " déclaration d’intention " dressant la liste des droits et des devoirs des fidèles de l’islam. Ceux qui adoptent le contrat entreront dans le processus d’unification en vue de la constitution de l’organe représentatif. Mais ici, l’hostilité à organiser un scrutin procède d’un imaginaire collectif (l’esprit républicain) reposant sur des lois différentes et ne facilite en tout cas pas la sélection par les communautés musulmanes des interlocuteurs religieux. Elle ne permet pas non plus de présager dans les faits la volonté d’une minorité religieuse d’adhérer aux valeurs fondamentales de la société d’accueil.

5. Les réactions des musulmans

Mais en Belgique, comment les musulmans ont-ils réagit par rapport à ce cadre contractuel imposé par l’Etat et encouragé de manière pragmatique par l’EMB sous la forme d’un pacte socio-religieux inédit ?

Pour y répondre, il faut retourner à la journée du 13 décembre 1998 et analyser les comportements de vote.

Plus que les données quantitatives, l’atmosphère électorale donne des indices sur les attentes réelles des communautés musulmanes. La presse les décrit : " les musulmans étaient heureux de voter ", " le vote des musulmans leur donne représentants et fierté ", " une ambiance bon enfant ", " un vote pour détruire une mauvaise image de marque ",...

" Vous voulez que les musulmans s’intègrent ? Donnez-leur leur fierté ! ", s’exclamait un élu français de Marseille. Voilà qui résume parfaitement cette période exaltante.

Les musulmans se sont donc exprimés non pas dans un cortège de revendications à partir de leur identité religieuse, mais dans une volonté explosive de s’affirmer en tant que citoyen et de contribuer à changer sensiblement l’imaginaire collectif. Cette manifestation, antithèse de la dynamique de repli, était une allégeance d’avantage consacrée au " vouloir-vivre ensemble " qu’au multiculturalisme et théorique droit à la différence. Certains y verraient, peut-être une logique de post-islamisme (G. Képel) où les aspirations des communautés musulmanes sont prises démocratiquement en compte dans un projet qui se définit par ses implications concrètes et non par quelque forme d’idéologie radicale ou autre. Mais plus que le projet en question, c’est la fierté d’y adhérer qui prélude à toute forme de participation. Dans cette logique, l’intégrisme ne se définit plus alors par référence à une idéologie mais elle est l’expression d’une inadéquation ou d’un décalage de comportements ou d’attitudes incongruentes par rapport à la réalité concrète (E. Platti).

Etait-ce le cas pour les électeurs et les candidats inscrits à ce suffrage démocratique ?

6. Une identité en construction

Quoiqu’il en soit, l’organe religieux, dénué de toute couleur politique, n’est , bien entendu, pas destiné à une quelconque conquête prosélithique des consciences musulmanes, ni à dynamiser la formation d’un nouveau pilier idéologique en Belgique. Son rôle est de relayer les attentes des communautés musulmanes en gérant les affaires du culte dans le respect de la loi (en définissant par exemple les statuts des acteurs religieux), mais aussi en présentant de manière symbolique cette volonté du " vouloir vivre ensemble " dans une société qui s’enrichit par l’apport de valeurs diverses.

Toutefois, immanquablement, la gestion dans l’espace public va progressivement moduler le métissage d’une nouvelle identité centrée autour d’un islam de Belgique.

Parmi les facteurs qui peuvent accélérer ce processus :

- la décrispation des mentalités,

- la multitude des contacts obligés entre musulmans et administrations publiques, à travers les rôles convergents mais non transposables des acteurs religieux et politiques,

le repositionnement des partis et la réflexion critique sur les avantages constitués des Eglises établies,

l’ouverture du droit à la citoyenneté par l’acquisition de la nationalité,

Peuvent le freiner au contraire :

Il est évident que la reconnaissance du culte n’aplanit pas toutes les difficultés d’intégration d’une minorité religieuse (Martiniello) . Tout au plus, elle incite à y faire davantage face de manière active par le biais de la citoyenneté reconnue. C’est le rôle de tout un chacun et, en particulier des acteurs politiques.

C’est de la capacité des musulmans à s’entendre sur des projets concrets que s’élabore une nouvelle cohésion identitaire délaissant peu à peu les divergences culturelles. De manière peut-être contradictoire en apparence, ils pourraient alors mieux assumer les  " paradoxalités " de leur mixage culturel (selon le terme d’A. Manço) et davantage investir à l’échelle individuelle la société : il faut d’abord être soi-même et reconnu en tant que tel pour pouvoir par après accepter l’autre tout en partageant avec lui des valeurs communes.

 

7. Un nouvel imaginaire

Dans une société qui se dépolarise et abandonne ses vieux clivages politiques et philosophiques, dans une laïcité moderne qui reconnaît l’apport de valeurs appartenant à des mondes différents, les musulmans devraient répondre à l’invitation citoyenne qui leur est offerte et casser l’archétype d’une culture cohabitante, cloisonnée et hermétique au dialogue. En se fondant dans le groupe, ils devraient, par leur participation, générer un imaginaire collectif :

plus imperméable aux événements extérieurs négatifs et à leur image véhiculée (on se souvient par exemple de l’influence de la guerre d’Irak jusque dans les établissements scolaires) et

plus réceptif à une congruence avec la réalité du contexte journalier (abandon des ghettos culturels et religieux, gestion de l’islam adaptée au contexte, formation de cadres musulmans compétents, participation aux décisions politiques…), et ce,

tout en calquant le pas d’une société qui se transforme et se mondialise par , notamment, l’économie et les nouvelles techniques de la communication (influence des paraboles, d’internet…).

Et c’est par un curieux mélange d’identité religieuse, de nostalgie culturelle et de citoyenneté active, en assumant dans la vie quotidienne toutes les paradoxalités (comment être à la fois musulman , marocain et belge sans se placer parfois en situation contradictoire ?) que les musulmans vont générer progressivement un nouvel imaginaire autour d’une identité qui se construit.

8. Conclusion

La volonté du gouvernement de régulariser sous conditions les illégaux dénote le souci d’assurer aux "nouveaux migrants" le droit à la citoyenneté. Le corollaire embarrassant de cette politique d’ouverture à la fois humaniste et pragmatique est la possibilité de l’expulsion forcée de ceux qui ne satisferont pas aux conditions requises. La méfiance est alors de mise devant cette dynamique biphasée marchandée politiquement. Faut-il risquer la sortie au grand jour ? L’Etat est-il bien intentionné ? Quoiqu’il en soit, la faveur possible de l’acquisition à la nationalité jette un immense espoir pour ceux qui vivent reclus et cachés.

La facilité du droit à l’acquisition de la nationalité pour ceux qui, au contraire, sont nés en Belgique devrait inciter les enfants des " anciens migrants " à s’impliquer davantage dans la société.

L’atmosphère autour de la problématique " naturalisation-citoyenneté " est assez similaire sur plusieurs points à celle qui a entouré le processus de suffrage des musulmans l’année dernière ("identité religieuse-citoyenneté").

Il n’y a pas si longtemps, certains doutaient de la capacité de musulmans à devenir des citoyens à part entière, d’autres voyaient une antinomie entre l’islam et le monde occidental.

Quoi qu’il en soit, la résolution de la problématique de la représentativité musulmane sous-tendue par une politique contractuelle d’intégration, fut l’opportunité de révéler ,de la part des musulmans, un projet de société basé non seulement sur l’égalité constitutionnelle des citoyens (les cultes reconnus doivent jouir des mêmes prérogatives), mais aussi sur leur volonté de participer activement dans la société et de faire partie intégrale et permanente de la société belge.

Hier, l’islam transplanté (selon les termes de F. Dasseto)…demain, peut-être, l’islam citoyen…

 

Dr Didier Yassin Beyens


Intolérance

(22/2/2000, paru en tribune libre dans Le Matin, Bruxelles)

Une société multiculturelle et multiethnique, basée sur le respect des valeurs de chacun, une société de mélange où la mixité défie la peur de l’autre dans sa différence, où les idées et les attitudes reflètent l’interdépendance de ceux qui pensent différemment, où chacun apporte sa pierre de citoyen responsable à la construction d’une société meilleure, plus juste et plus équitable…qui n’en rêve pas ? Sans doute l’extrême droite qui, la générosité mise de côté, a la nostalgie d’une société pure barricadée autour d’une identité homogène et qui accuse de tous les maux ceux qui viennent la parasiter de l’extérieur.

La montée des partis extrémistes basés sur le rejet de l’autre, suscite dans l’opinion publique une réaction de peur : de Haider à Milosevitch, du Front National au Vlaamse Blok, nombreux sont ceux qui se mobilisent pour dénoncer les dangers d’une pensée générant intolérance et violence. Mais n’avons-nous pas aussi peur de nous-mêmes, de cette dose d’intolérance que nous nourrissons parfois en nous-mêmes et que n’arrive pas à tarir une rationalité toute simple ? Ne nous est-il jamais arrivé de penser que nos problèmes résultent uniquement de l’action de celui ou ceux qui pensent différemment ? N’avons-nous jamais voulu imposer notre point de vue au-delà de la sphère du respect mutuel ?

Notre société se veut démocratique et respectueuse des droits de l’homme. Il est vrai que sous d’autres latitudes, les réalités sont bien différentes. Il est alors plus facile de prétexter d’un contexte particulier pour justifier une attitude énergique où des innocents sont victimes : en Irak, au Liban, en Algérie, en Tchétchénie et ailleurs, la peur de l’autre est réutilisée en manœuvres politiques pour le dominer et l’anéantir ou pour l’exploiter par des commerces divers. Pourtant nous n’avons pas peur de ce que nous considérons être loin de nous. Par contre, ce qui se passe en notre sein, en Autriche et au Kossovo, nous met particulièrement mal à l’aise, car dans cette Europe des nations et des régions dont nous faisons partie, il y a le pendant d’intolérance que nous portons en nous-mêmes et dont nous avons peur. Car nous savons pertinemment bien que l’agitation ne vient pas de l’homme seul mais qu’il est nourri par une partie de la population. Elle n’est que le signe d’une déception, d’une incapacité d’une tranche de la population de rêver d’une société généreuse où chacun dans le respect mutuel, et dans le contrôle de sa peur de l’autre, contribue au progrès social et économique. Dans le nouveau millénaire de la mondialisation, il est clair que le premier défi qui se pose à l’homme moderne est sa capacité à s’ouvrir dans le respect des identités de chacun et dans l’assurance que la mixité loin d’être un danger, représente une richesse dans la découverte des autres et de soi-même.


L’organe représentatif des musulmans : entre logique bureaucratique et discours religieux

(20/3/2000, paru dans "Islam de France")

Un organe représentatif musulman constitue-t-il une aberration quand chacun s’accorde à dire que l’islam ne prête en aucune manière à une quelconque forme de hiérarchie religieuse comparable à ce qui existe par exemple dans le culte catholique ? Une concertation élargie au niveau des communautés de base selon le principe de shoura, de manière à présenter à l’autorité non musulmane une plate-forme de dialogue, suffit-elle à légaliser le bien-fondé d’une telle entreprise communautaire, simplement parce qu’elle se réfère à des valeurs universellement admises par tous (tolérance, démocratie) et qu’elle implique, par ce biais, une volonté d’intégration citoyenne ?

Certes, la mission d’un tel organe est de gérer le temporel du culte et de définir les statuts des différents acteurs religieux (enseignants, aumôniers, imams…). Toutefois, il serait illusoire de le restreindre à un rôle uniquement administratif, car la fonction symbolique de la représentativité ne permet pas d’occulter l’image publique qui peut être articulée autour de toute une communauté de foi.

Mais au-delà de cette polémique théorique qui ne voit, à travers l’expression du suffrage musulman, qu’une entreprise déislamisée, coupée de son essence spirituelle (" quand le droit écrit l’islam "), il serait utile de s’interroger de quelle manière un tel organe puisse encore respecter pleinement son caractère religieux sans se dénaturer par des " imaginaires exogènes "   (pluralisme, démocratie, citoyenneté), surtout s’il s’inscrit dans un cadre juridique non islamique et obéit à l’Etat de droit en tant que minorité religieuse.

Autant la demande de l’Etat de disposer d’un interlocuteur ciblé dans des matières religieuses est explicite, autant cette nécessité ne s’inscrit pas à priori parmi les injonctions spirituelles qui se définissent autour de la profession de foi (shahada) caractérisant l’identité musulmane et de tout ce qu’elle implique. Bien que la jurisprudence (fiqh) doive être repensée par les théologiens musulmans (mujtahidun) à la suite des brassages de population et des conditions spécifiques de vie des minorités musulmanes dans des espaces ouverts, il est possible de développer schématiquement en différents points les implications religieuses possibles de la mise en place de l’organe communément appelé " chef de culte " (" quand l’islam utilise le droit ").

Tout d’abord, il paraît évident que l’inégalité de traitement appliqué à l’islam découlait de l’absence d’un organe représentatif, seul obstacle à l’application de la loi de 1974 portant reconnaissance du temporel du culte musulman. Le principe d’équité (qist) appliqué au traitement de tous les cultes reconnus a été le point dénominateur à la recherche d’une solution acceptable par les différentes parties concernées à l’intérieur du cadre légal qui définit les rapports de l’Etat aux cultes et en tenant compte des spécificités de ceux-ci. L’Etat de droit, s’il a été plus sévère vis-à-vis des musulmans, ne peut sans nuances être accusé d’avoir sélectionné une orthodoxie musulmane car les contraintes (diplôme, screening) vis-à-vis du processus libre et démocratique du suffrage ne furent appliquées qu’aux interlocuteurs directs du Ministre.

D’autre part, le processus de suffrage a permis de dégager des responsabilités au sein des communautés musulmanes et partager les rôles des uns et des autres autour de projets concrets. Ce qui est alors assumé par un groupe restreint déresponsabilise l’ensemble par le principe du devoir collectif (fard kifaya). La tradition prophétique insiste sur les valeurs de compétence et de confiance pour assumer une responsabilité, même si celle-ci est exercée par des non musulmans. La manière d’organiser et de déléguer les rôles en fonction des aptitudes de chacun trouve déjà référence dans la période médinoise (expédition de Tabuk).

Mais surtout, l’organe représentatif agit en principe comme une œuvre d’intérêt général (maslaha) en ce sens qu’il s’efforce de restreindre les contraintes empêchant une expression libre de la spiritualité, en diminuant les suspicions et en favorisant le dialogue. La préservation de la religion doit être pensée ici en terme d’une plus grande facilité accordée aux musulmans de vivre leur foi dans le respect du cadre national. Par la recherche de solutions satisfaisantes aux comportements sociaux (mu’amalat )encouragés par l’islam et au respect du cadre légal dans la gestion du temporel du culte, l’organe stimule les théologiens à produire un fiqh adapté à un nouveau contexte.

En agissant sur l’environnement, un organe officiel, par son image publique, véhicule bien entendu la vision d’un islam et d’une communauté de foi pouvant dépeindre sur l’imaginaire collectif des autochtones. En ce sens, il fournit à la société un témoignage fondé sur la foi (shuhada ‘ala an-nas) et le sens des limites par l’engagement social responsable basé sur des valeurs de justice, de loyauté et de solidarité.

Progressivement, se structure alors une personnalité musulmane au-delà des particularismes linguistiques, ethniques et culturels, par la recherche commune dans un même contexte d’une plus grande liberté de conscience, de culte, d’expression, de tolérance, et donc par la recherche d’une plus grande justice (‘adl) dans un environnement perçu souvent comme hostile. L’organe dit représentatif reste cependant un éternel défi au rassemblement des différentes communautés musulmanes par sa disposition sans cesse sollicitée à resserrer les liens de fraternité autour de projets concrets et sa capacité constante à ne pas se couper de la base communautaire.

L’islam, en plaçant la justice au-dessus des considérations familiales, raciales et même doctrinales, en fait une valeur universelle absolue. Le principe objectif de justice (" Dieu ordonne la justice et l’excellence ") est au-delà des sentiments abstraits d’appartenance communautaire (umma). L’organe " chef de culte " doit alors oeuvrer pour qu’une plus grande justice de fait permette aux croyants et aux croyantes de se protéger des discriminations religieuses. " La loyauté à sa foi et à sa conscience imposant une citoyenneté responsable et honnête ", le musulman est invité à améliorer la société plurielle par l’action (‘amal) et la participation aux affaires sociales. L’organe de gestion stimule alors inévitablement la mixité et la réciprocité des échanges tout en rappelant le devoir de fidélité et loyauté aux engagements pris du côté musulman et non musulman (‘ahd). Les contacts répétés avec les administrations publiques, l’élaboration des statuts religieux et la recherche de cadres de formation adaptés au contexte, sont autant d’éléments appelant les musulmans à prendre part de plein pied à la société dont ils font partie et qu’ils connaissent alors mieux (ahwal an-nas).

Mais l’organe représentatif ne peut justifier " islamique ment " le bien-fondé de son existence qu’à partir du moment où il peut prouver son utilité aux musulmans par l’offre de services divers : le statut des enseignants, l’obtention de carrés musulmans dans les cimetières, les visites des aumôniers, l’antenne télévisée, les réparations des lieux de culte …La tradition religieuse insiste sur la recherche de ce qui est utile (manfa’a) ou d’intérêt public (maslaha kulliyya).

Ainsi donc, l’organisation administrative et l’exercice d’ordres comptables au sein d’une institution chargée officiellement de la gestion du temporel du culte, n’exclut nullement la sortie d’une logique bureaucratique et ne justifie certainement pas le discours permanent autour de problématiques techniques liées à l’institutionnalisation de l’islam. Celle-ci n’est pas vécue comme une fin mais comme un moyen pouvant permettre une plus grande liberté de l’expression de foi, une utilité pour la communauté de foi et un témoignage mieux visible du message religieux par des activités conduisant à plus de justice et de dignité.

D’autant plus que l’organe central doit initier un processus graduel de reconnaissance des communautés locales pour que celles-ci puissent prétendre à l’obtention de budgets divers. L’effet immédiat sera alors de démultiplier le nombre d’acteurs musulmans au niveau des différentes bases représentatives et de décentraliser la gestion des affaires du culte par une plus grande autonomie de fonctionnement au niveau des provinces.

Mais il reste que le pas à franchir pour passer d’une inconsistante gestion technique des affaires cultuelles à un discours officiel plus véritablement centré sur les questions de fond et les débats de société, trouve obstacle dans l’impossibilité qu’ont les musulmans de développer un clergé idéologique et de laisser s’exprimer des gestionnaires au nom et place d’une communauté aussi diversifiée dans ses sensibilités. Pourtant la sortie de cette dialectique est simple : c’est par une gestion administrative transparente, neutre et honnête des affaires du culte et en appliquant ce qui est recommandé en terme de justice, d’équité, de concertation, de respect des engagements et de solidarité, et de tout de qui touche la moralité personnelle (khuluq) que la personnalité musulmane se structurera avec maturation, que ce soit à l’échelle individuelle ou au niveau et à travers l’organe représentatif des musulmans.

Dans cette perspective, qui oserait prétendre que cette dynamique évolutive doit s’étaler sur une courte période, sous peine de préfigurer l’échec du nouvel outil juridique à la disposition des musulmans?

Dr Yassin Didier Beyens

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