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GEORGIE: LA DESILLUSION ?

Pierre-Yves Lambert (paru dans Libertés, 16/4/1991)

Nationalisme d'abord, démocratie ensuite, ou vice-versa ? La difficile quête d'un équilibre délicat, et ses dérapages... contrôlés ?

Annexée par le tsar Paul en 1801, la Géorgie semblait avoir été définitivement rayée de la carte politique du monde quand, à la faveur de la révolution russe, l'Etat géorgien renaquit sous la forme d'une république, le 26 mai 1918, mettant ainsi fin à l'éphémère fédération de Transcaucasie.

Malgré la signature d'un traité de non-ingérence en mai 1920, l'armée bolchévique finit, moins d'un an plus tard, par forcer à l'exil le gouvernement du menchevik Noé Jordania. Les Géorgiens se révolteront à plusieurs reprises contre l'occupation moscovite, notamment en 1922-1924, provoquant une répression brutale, des arrestations et des déportations massives, y compris de nombreux communistes, dont la majorité s'étaient opposé à l'annexion.

Purges et déportations marquèrent les années 30 et l'après-guerre, ce qui n'empêcha pas les étudiants de Tbilissi de prendre comme prétexte la commémoration de la mort de Staline, le plus célèbre de leurs compatriotes avec son adjoint Béria, pour déclencher une vague d'émeutes en mars 1956. Les slogans nationalistes et indépendantistes prirent néanmoins rapidement le dessus, et l'intervention des chars russes laissa sur le pavé plusieurs centaines de morts.

Quand Edouard Chevarnadzé, ancien ministre de la "sécurité intérieure" (KGB), arrive au pouvoir en 1972, il entreprend, sous le couvert du nationalisme, de balayer tout le secteur économique "informel" que son prédécesseur avait toléré. En deux ans, il fait ainsi arrêter plus de 25.000 compatriotes sous l'accusation de corruption ou de crime économique. Une vague d'attentats s'ensuit, visant particulièrement les symboles du Parti et de l'occupation russe.

Des groupes de dissidents se créent dès 1974, portant principalement des revendications de respect des droits de l'homme et de défense de la langue et de la culture géorgienne contre la russification rampante. Le fondateur du plus connu de ces groupes, Zviad Gamsakhurdia, perd ainsi sa chaire de littérature anglaise et américaine à l'Université de Tbilissi en juillet 1975.

Lors des premières élections libres au Parlement géorgien, 15 ans plus tard, son parti, "Table Ronde - Géorgie Libre", qui regroupe plusieurs associations nationalistes modérées et chrétiennes, remporta 70% des sièges, le reste allant au PC, discrédité depuis l'intervention, le 9 avril 89, des chars soviétique à Tbilissi. En 1990, Gamsakhurdia devient enfin président de la République de Géorgie.

Un "contre-parlement", le Congrès national, s'est mis en place peu après les élections du printemps 90, estimant que celles-ci étaient illégitimes car organisées par le régime communiste. En son sein se retrouvent un certain nombre de groupements qui revendiquent l'indépendance totale et immédiate de la Géorgie et son inscription sur la liste des territoires colonisés à l'O.N.U. Les derniers développements semblent prouvé qu'ils ont réussi à rallier à leurs positions radicales les autres forces politiques et la quasi totalité de la population.

De plus en plus, les observateurs extérieurs et l'opposition dénoncent la dérive autoritariste et chauviniste de Gamsakhourdia qui a commencé par supprimer l'autonomie des conseils municipaux. Bien plus grave, il cherche à faire des minorités "séparatistes" (voir ci-dessous) des boucs émissaires pour une population géorgienne pleine de ressentiments à l'égard de Moscou, accusée de tous les maux qui la frappent. Cet ancien dissident, qui a connu la prison dans les années 70, n'hésite d'ailleurs pas à y envoyer certains de ses opposants, systématiquement qualifiés d'"ennemis de la Géorgie"... Lech Walesa a pris pour modèle le maréchal Pilsudski, dictateur polonais d'avant-guerre ; son collègue géorgien a le choix entre Staline et Béria...

Et les minorités ?

Bien que les Géorgiens représentent deux tiers de la population de leur république, les minorités abkhaze et ossète ont beaucoup fait parler d'elles depuis l'avènement au pouvoir des nationalistes géorgiens. Dans un récent article des Nouvelles de Moscou (réformiste), des journalistes soviétiques écrivaient que "si l'on convient que le conflit en Ossétie a été spécialement créé [par Moscou pour gêner Tbilissi], il faut bien avouer que la Géorgie s'est elle aussi laissé prendre à cette provocation".

Depuis le mois de janvier, les affrontements entre Géorgiens et Ossètes, qui souhaitent être réunis à leurs frères au sein de la République de Russie, ont fait une cinquantaine de morts et des dizaines de milliers de réfugiés. Le président Gamsakhourdia, qui a supprimé le statut de région autonome de l'Ossétie, avait reçu le soutien de Boris Eltsine, mais celui-ci a été désavoué dès son retour à Moscou par le parlement russe. Gorbatchev, de son côté, a multiplié les avertissements et a finalement décrété l'état d'urgence en Ossétie pour rétablir l'ordre.

Les Abkhazes réclament également leur rattachement à la Russie, mais ils sont minoritaires dans leur propre république autonome. Nombre d'entre eux figuraient probablement parmi les 40% d'abstentionnistes en Abkhazie lors du référendum sur l'indépendance de la Géorgie, ainsi que parmi les 52,4% d'électeurs qui se sont massivement prononcés en faveur du nouveau traité sur l'Union de Gorbatchev !

Par contre, l'importante minorité arménienne, qui constitue 10% de la population géorgienne, a suivi la consigne du président arménien Pétrossian en faveur du vote pour l'indépendance de la Géorgie. On ne sait pas encore comment ont voté les quelques dizaines de milliers de Kurdes yézidis ou musulmans qui se sont réfugiés en Géorgie par vagues successives depuis un siècle après chaque tentative d'extermination par les gouvernements ottomans, turcs ou irakiens...


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