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Sierra Leone: multipartisme ou retour au chaos ?

Pierre-Yves Lambert (paru dans Libertés, 8/5/1991)

Une décennie de parti unique aura-t-elle suffi pour conjurer les démons ethniques du passé?

Dans le courant du mois d'avril, le Président Momoh a annoncé que la Sierra Leone va revenir au multipartisme d'ici quelques mois et que des élections législatives auront lieu d'ici la fin de l'année. Il y a treize ans, le Parlement de Freetown se prononçait massivement en faveur du système de parti unique, sans concertation préalable avec les députés d’une opposition tout juste tolérée et bientôt contrainte à faire acte d’allégeance. A l'époque, un membre du gouvernement avait expliqué à ses collègues députés que le multipartisme n'était qu'une "doctrine étrangère transplantée dans le pays pour provoquer le chaos et la division parmi les Sierra Leoniens". Si ce type d’arguments a toujours été invoqué pour justifier le passage au parti unique en Afrique noire, l'histoire politique de ce petit pays d'Afrique de l'Ouest ne semble néanmoins pas tout à fait les infirmer...

Les Mende au pouvoir

Lors des premières élections au suffrage universel organisées par les Britanniques en 1951, la majorité "autochtone" l'emporta sous la houlette du Sierra Leone People's Party du médecin Milton Margai. Nommé à la tête du gouvernement, il conduisit son pays à l'indépendance dix ans plus tard et son frère Albert lui succéda à sa mort en 1964. Le S.L.P.P. avait, dès 1960, conclu une alliance avec d'autres groupements politiques, ne laissant dans l'opposition que l'All People's Party.

La Sierra Leone vécut donc ses premières années d'indépendance sous un régime parlementaire bipartisan de type anglo-saxon. En s'opposant au SLPP, considéré comme représentant les intérêts des Mende du Sud, l'APC, fondée par le Limba Siaka Stevens en 1960, remporta dès 1962 la majorité des sièges dans les districts du Nord, soutenu par les groupes ethniques de cette région dont le principal était les Temne. A partir de 1964, le gouvernement d'Albert Margai commença à mener une politique visant à éliminer la domination des Créoles dans l'administration, et ceux-ci se tournèrent alors vers l'APC. C'est ainsi que les élections de 1967 prirent la forme d'un affrontement opposant, par partis interposés, les Temne du Nord et leurs alliés aux Mende du Sud et à leurs alliés.

Vers le parti unique

Les élections furent remportées à une faible majorité par Siaka Stevens, mais il fut arrêté dès son investiture par le chef de l'armée, un Mende. Deux jours plus tard, celui-ci fut à son tour renversé par des officiers, Mende et alliés, qui mirent en place le "National Reformation Council". Un an plus tard, un groupe d'appelés du contingent arrêtèrent leurs officiers et réinstallèrent au pouvoir Siaka Stevens, qui força le SLPP à entrer dans une « coalition » avec l’APC.

Une purge commença alors contre les officiers Mende, puis contre les cadres du SLPP, provoquant des heurts dans le Sud entre Mende et immigrants du Nord. En deux ans, la proportion d'officiers Mende dans l'armée passa ainsi de 80% à 30%, au profit des Temne et de leurs alliés nordistes.

Mais les Temne n'étaient pas satisfaits de ce qu'ils considéraient comme l'emprise des autres groupes du Nord et des Créoles sur le nouveau pouvoir, et ils constituèrent bientôt leur propre parti, l'United Democratic Party, immédiatement interdit par Stevens. En mars 1971, celui-ci échappa à un coup d'état dirigé par l'auteur du putsch de 1968, qu'il avait promu chef des forces armées.

L'armée guinéenne fut appelée en renfort, en raison des liens ethniques de Stevens avec le groupe au pouvoir dans ce pays, et s'ensuivit une nouvelle purge au sein de l'armée, au profit cette fois du groupe ethnique du président, les Limba, des Créoles et de quelques minorités nordistes.

Plus tard, ayant consolidé de la sorte son pouvoir, Stevens nomma un vice-président Temne et, en 1978, instaura un régime de parti unique, englobant les restes du SLPP Mende. Mais le commandement de l'armée, les corps para-militaires et la police demeuraient quasi exclusivement aux mains des Limba, qui représentaient moins de 10% de la population...

En octobre 1985, Siaka Stevens se retira de la Présidence, en conservant toutefois la direction de l'APC. Son successeur dut faire face, au cours du premier trimestre de 1987, à des grèves étudiantes qui, durement réprimées, firent deux morts. En mars de la même année, prétextant une "tentative de coup d'état", le président Momoh plaça en résidence surveillée Stevens et limogea son vice-président, rapidement condamné à mort.

Aujourd’hui, la source principale d’inquiétude pour Freetown est les incursions meurtrières de plus en plus fréquentes des guérilleros libériens en Sierra Leone. La guerre civile libérienne aura peut-être servi de leçon au président Momoh: les rivalités ethno-politiques trouveront un exutoire moins sanglant dans les urnes...

Créoles et Anglais

Contrairement à leurs cousins libériens, les autochtones de Sierra Leone n'eurent pas pour sort, grâce à ...la métropole coloniale, d'être vendus aux Portugais ou aux Espagnols par les anciens esclaves et leurs descendants que des sociétés abolitionnistes avaient installés sur les côtes du Golfe de Guinée. En effet, les "Créoles", pour lesquels Freetown fut créée à la fin du dix-huitième siècle, furent rapidement pourvus d'un gouverneur britannique et leur territoire reçut le statut de colonie de la Couronne.
Grâce à un système éducatif primaire et secondaire généralisé, exceptionnel pour l'époque, même en Europe, nombre de colons noirs devinrent peu à peu marchands, mais aussi enseignants ou missionnaires, tant dans l'intérieur du pays, le "Protectorat", qu'au Nigéria. Cette véritable élite noire de culture européenne était même représentée au sein de l'assemblée législative de la colonie et assumait parfois de hautes responsabilités au sein de l'administration britannique en Afrique de l'Ouest.

Mais leurs aspirations à se gouverner eux-mêmes, comme au Libéria, furent déçues par Londres qui, à partir de 1896, les remplaça progressivement par des fonctionnaires blancs et ne les autorisa plus à élire leurs représentants jusqu'en 1924. A partir de cette date, la majorité à l'assemblée consultative, puis législative, fut garantie par le colonisateur aux chefs traditionnels de l'intérieur du pays, nommés d'office sans élection.


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