Texte (revu et complété) d'une intervention orale à la "Conférence citoyenne pour l'Egalité" organisée par AIDE-Fédération le 14 décembre 2002 à Paris, intitulée "La représentation des Français issus de l'immigration au sein des partis politiques, des syndicats et de la fonction publique"

Electeurs, candidats et élus d'origine non-européenne en Belgique, aux Pays-Bas et au Danemark: bref aperçu

Pierre-Yves LAMBERT
chercheur indépendant (Bruxelles)
gestionnaire du site http://www.suffrage-universel.be

Je vais aborder la comparaison entre la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et proposer quelques incises sur la France. Je vais rappeler dabord le cadre institutionnel, laccès au droit de vote et à léligibilité dans ces pays, et ensuite évoquer les systèmes électoraux et des situations concrètes.

En Belgique, cest seulement en 1976 que les naturalisés ont obtenu le droit de vote aux élections autres que municipales, sauf en cas de grande naturalisation, cest-à-dire en gros une personne qui avait rendu de grands services au royaume de Belgique. Le droit déligibilité pour les naturalisés ne date que de 1991 pour les législatives, de même pour l'accessibilité aux postes de fonctionnaires liés à la sûreté de lEtat, la diplomatie, la défense nationale.

En France, il y avait un délai après lacquisition de la nationalité pendant lequel la personne navait pas le droit de vote et d'éligibilité, et l'accès à certains emplois, dix ans d'après la loi de 1889, cinq ans plus tard. Ce délai, ainsi que d'autres discriminations envers les naturalisés, furent abolis en 1973 et 1983.

Le Danemark en 1981 et les Pays-Bas en 1986 ont été précurseurs en ce qui concerne le droit de vote et déligibilité des étrangers, après trois ans de résidence pour le Danemark et 5 ans pour les Pays-Bas. Depuis le traité de Maastricht, il y a une discrimination entre résidents étrangers puisque les ressortissants de lUnion européenne ont le droit de vote et déligibilité dans les mêmes conditions que les nationaux, ceci dit au Danemark ce privilège existait déjà pour les ressortissants des pays nordiques. En Belgique, cest en 2000 seulement que les ressortissants de lUnion Européenne ont pu participer aux municipales, et en 2001 la France a enfin appliqué cette mesure.

Le problème est quen Belgique, le vote est obligatoire ; il y a théoriquement une amende si on ne va pas voter et donc on ne pouvait pas obliger des ressortissants étrangers. Ils ont dû sinscrire volontairement sur les listes électorales, pour pouvoir voter ; le résultat est que même pas 10% en région bruxelloise (17% dans le Royaume) sont allés sinscrire. Tous les partis ont eu à coeur d'insérer des candidats "européens" sur leurs listes, tant issus de l'immigration ouvrière (Italiens, Espagnols, Grecs, Portugais, Français) que des communautés d'expatriés présentes autour des institutions européennes (Finlandais, Autrichiens, Irlandais etc.). Il y a eu quelques élus "étrangers", mais finalement bien peu eu égard à l'importance numérique des Italiens et des Espagnols dans certaines communes, par exemple.

Il faudrait ici rappeler une différence importante entre la France et les autres pays dEurope du Nord. En Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne, dans les pays scandinaves, les personnes sont doffice inscrites sur les registres électoraux à partir des registres de la population. Chaque personne a une adresse. Quand elle change dadresse, elle est obligée dans un délai limité (pour la Belgique: 8 jours) de signaler son changement dadresse, y compris dans la même commune, et donc il y a une adéquation totale entre le registre national et les registres électoraux. Chaque personne est convoquée doffice sauf dans le cas des résidents étrangers européens en Belgique, seuls ceux qui se sont inscrits sur les registres électoraux le sont.

Le deuxième point important, cest la question des systèmes électoraux. La Belgique, les Pays-Bas et le Danemark ont adopté un système de vote proportionnel avec possibilité de voter pour un candidat sur une liste. Aux Pays-Bas, on peut voter pour uniquement un candidat sur une liste, au Danemark, on peut voter soit pour le parti en tant que tel, on valide alors lordre de la liste tel quil a été établi par le parti, ou bien on vote pour un candidat sur la liste. En Belgique, on peut voter soit pour la liste, soit pour un ou plusieurs candidats sur la liste. A la limite, on peut voter pour tous les candidats de la liste. Avant 1995, l'électeur ne pouvait voter que pour un seul candidat pour les législatives, par la suite la possibilité de voter pour un nombre illimité de candidats a été étendue à toutes les élections.

Pour la Belgique, les voix qui vont pour les listes ("case de tête", "pot commun") se répartissent dans lordre de la liste. Ceux qui sont les mieux placés ont plus de chance dêtre élus parce quen fait ils reçoivent les voix du "pot commun" qui ont été données pour le parti et non pour le candidat. Mais depuis 2000 les votes préférentiels ont acquis plus d'importance avec la diminution de l'"effet case de tête". Le changement de système a eu pour résultat quun grand nombre de candidats initialement mal placés sur la liste ont pu "remonter" et souffler les sièges que le parti aurait espéré voir attribué à d'autres candidats, c’est à dire ceux qu’il avait placés en meilleure position. Il y a eu des cas de listes où, sur deux élus, le premier et le sixième de la liste initiale l'ont emporté par exemple, avec un nombre de voix pourtant peu important, mais de loin supérieur à ceux de leurs prédécesseurs sur la liste. Aux Pays-Bas, il est indispensable non d'avoir plus de voix que ses prédécesseurs mais également d'obtenir au moins 25% du nombre de voix correspondant à un siège.

Concrètement, aux élections municipales de 2001 à Copenhague, le Parti social démocrate a obtenu 16 sièges: le premier candidat dorigine marocaine était 22ème, il a fait le 8ème score personnel sur la liste : il a été élu, idem pour le candidat turc (16ème sur la liste, 7ème en voix). Ces gens sont remontés sur la liste et ont pris la place dautres. Les électeurs sont contents parce quils ont voté pour la liste et que leurs candidats ont été élus: on ne les a pas trompés.

Pour la Belgique et le Danemark, il y a un phénomène daugmentation du vote de préférence en particulier pour les candidats issus de limmigration non européenne.

Il y a une mobilisation très importante des candidats pour s'attirer les suffrages de ce nouvel électorat. Le résultat, puisquen Belgique, on peut voter pour plusieurs candidats, c'est que par exemple tous les candidats dorigine marocaine de la principale liste (du maire sortant, regroupant quatre partis francophones et flamands) ont été élus dans la commune où jhabite. Le groupe du parti socialiste dans ce conseil communal est donc composé à moitié délus dorigine marocaine. Ca na pas fait plaisir à dautres élus, ainsi qu'à ceux qui espéraient (re)gagner un siège, et je vous laisse imaginer le genre de réactions racistes que ça peut entraîner dans un parti.

Certains ont également mal digéré que des candidats d'adhésion récente au parti l'aient emporté au détriment de militants considérés comme plus méritants par leurs camarades de parti, la désignation des échevins (adjoints au maire) a d'ailleurs été l'occasion dans certains cas de privilégier des "anciens", mais dans tous les cas les "nouveaux venus" ont obtenu des mandats parfois importants dans des associations ou entreprises communales et intercommunales.

Dans un cas spécifique, un parti n'a tenu aucun compte du résultat significatif d'un élu d'origine marocaine, refusant de lui accorder un poste lui donnant la visibilité nécessaire à ses yeux er à ceux de son électorat, ce qui a entraîné la défection de cet élu, et d'un autre de même origine, faisant basculer la majorité municipale de gauche à droite (il n'y a pas de second tour, les majorités sont donc toutes des coalitions de plusieurs partis).

Il faut noter le phénomène daugmentation des candidatures, constaté dans ces trois pays.

A Copenhague (Danemark), pour les premières élections municipales avec participation des étrangers, en 81, il y avait 4 candidats dorigine non-européenne. En 2001, il y avait 21 candidats, dont 8 ont été élus.

Le cas le plus extrême a été constaté pour les candidats et élus d'origine non-européenne dans les communes bruxelloises, ainsi que le montre le tableau ci-dessous.

Les élections communales dans les 19 communes de la Région bruxelloise de 1976 à 2000: tableaux synthétiques ("divers": Iraniens, Chinois, Indochinois)
  1976 1982 1988 1994 2000
origine candidats candidats candidats candidats élus candidats élus
Monde arabe 1 1 7 95 14 228 77
Turquie   1 1 3 0 43 10
Afrique noire     3 6 0 42 3
divers   4 3 6 0 11 1
Total 1 6 14 110 14 324 91

 

Une des questions qui est souvent posée est celle de la relation entre "vote ethnique" et "vote idéologique".

Aux Pays-Bas, une étude sur le comportement électoral des "allochtones" (personnes d'origine étrangère) dans cinq villes aux municipales de 1998 a montré que 92% des Turcs votent pour un candidat de même origine s'ils en ont la possibilité (cas contraire: p.ex. s'ils votent pour une liste qui n'a pas de candidat turc), alors que ce pourcentage baisse à 53% pour les Marocains et 57% pour les Surinamiens, ce qui indique que le vote idéologique a plus de prépondérance dans ces deux derniers groupes que chez les Turcs. Des phénomènes similaires ont pu être observés (par déduction, en l'absence d'enquête) par rapport aux résultats des candidats d'origine turque aux élections fédérales et régionales à Bruxelles en 1999, les deux principaux candidats à chacune de ces assemblées, bien que figurant l'un sur une liste de droite, l'autre de gauche, avaient obtenu des résultats assez proches, laissant loin derrière eux les autres candidats de même origine. Certaines associations turques les avaient en effet soutenus tous les deux afin d'éviter une dispersion des voix.

Il faut préciser que dans les communes bruxelloises ce phénomène de "vote ethnique" n'est pas spécifique aux "allochtones" étant donné que toutes ces communes sont bilingues, en réalité francophones avec une minorité flamande, et que la plupart des listes comportent des candidats de partis tant francophones que flamands, avec parfois jusqu'à cinq ou six partis sur la même liste, chacun appelant ses électeurs à voter pour tous ses candidats sur la liste ("stemblok"). Il n'y a toutefois aucune preuve formelle, contrairement à certaines allégations, de l'existence d'un "stemblok" ethnique émanant des "allochtones", en clair que les électeurs d'origine X votent pour tous les candidats de même origine sur une liste donnée. Des différences importantes ont en effet pu être constatées dans les résultats en votes préférentiels entre candidats de même origine sur la même liste, dans deux cas précis un candidat d'origine marocaine favorisé par son parti n'a pas été élu alors qu'un autre, relégué loin sur la liste, l'a été grâce à une campagne personnelle efficace.

Certains partis, les socialistes francophones surtout (qui ont présenté le plus de candidats allochtones), ont instrumentalisé aux élections régionales de 1999 et municipales de 2000 la diversité des candidats sur le plan de l'adhésion aux valeurs religieuses, de l'âge, de l'origine géographique en plaçant sur leurs listes plusieurs candidats d'origine marocaine aux profils différents, voire antagonistes, ils ont fait en sorte que chacun, persuadé de sa chance d'être élu, aille ratisser des voix en mettant en avant ses spécificités. Cette stratégie a permis au PS de limiter ses pertes aux régionales bruxelloises de 1999, de se maintenir, voire de progresser, aux commuanles de 2000 alors que le parti écologiste l'avait devancé un an plus tôt. Mais elle a occasionné de graves dérapages pendant la campagne, certains en profitant par exemple pour tenter de discréditer un adversaire en le faisant passer pour plus ou moins musulman que lui selon son interlocuteur.

Aux Pays-Bas, les étrangers nont pas le droit de vote aux élections législatives mais vu quun certain nombre ont acquis la nationalité néerlandaise, le nombre de députés dorigine non-européenne augmente, comme le montre le tableau ci-dessous.

 

 

Chambre des députés des Pays-Bas, incl. suppléants appelés à siéger en cours de mandat
 

1986-90

1990-94

1994-98

1998-2002

2002-03

2003

Turcs

      3 2 3

Marocains

    3 3 4 2

Surinamiens, Antillais

    3 3 3 5

autres non-Européens

1 1 1 2 2 3

TOTAL

1 1 7 11 11 13

 

Il est intéressant de noter qu'une Iranienne, réfugiée politique, vivait aux Pays-Bas depuis moins de 5 ans quand elle a été élue au Parlement. En Allemagne, une députée d'origine turque a été élue en 1998, un an seulement après avoir obtenu la nationalité allemande. Des cas similaires au second existent également en Belgique, où ils sont surtout le fait d'enfants d'immigrés, mais il y a aussi un certain nombre d'anciens étudiants étrangers qui, parfois après une tentative de retour au pays, se sont engagés sur la scène politique belge et y ont acquis des mandats électifs. Il faut noter que quelques élus de "deuxième génération" tiennent en privé un discours mettant en cause la légitimité politique de ces ex-étudiants, arguant qu'ils n'ont pas vécu les mêmes problèmes, les mêmes discriminations que leurs compatriotes arrivés en Belgique comme mineurs ou ouvriers.