Suffrage
Universel
Citoyenneté, démocratie, ethnicité et nationalité en France
Quelques considérations relatives
aux élus d’origine corse en région parisienne
Emmanuel Bernabéu-Casanova
La surreprésentation des Corses dans les sphères de la haute administration
ou de la politique est un phénomène tout a fait spécifique, qui, bien que
suscitant de nombreuses interrogations reste très imparfaitement connu. Et pour
cause, le sujet demeure tabou : celui qui l’évoque est immédiatement accusé de
mener à bien " une étude pseudo-scientifique " voire même
de " racisme anti-corse " .
Le goût des Corses pour la chose publique est avéré et de ce fait beaucoup
ont occupé depuis plus d’un siècle de hautes fonctions politiques,
administratives ou judiciaires au service de la République française.
L'émigration, constante dans l'histoire corse, a atteint de telles proportions
qu'il y a aujourd'hui plus de Corses en dehors de l'île qu'en son sein. De ce
fait, les hommes politiques issus de la diaspora sont plus nombreux que jamais.
L’aire d’analyse de l’étude que je me propose de mener est volontairement
circonscrite à Paris et aux Hauts-de-Seine, pour des raisons à la fois
symboliques -Paris étant la capitale, le centre du pouvoir et les
Hauts-de-Seine le département le plus riche de France- mais aussi pour des
raisons quantitatives tant la densité d’élus d’origine corse y est forte. Un
constat préalable s’impose : il est surprenant qu'une si petite communauté
démographique, par rapport à l'ensemble de la population française, ait fourni
une telle élite, qui plus est loin du monde méditerranéen, car il existe
également une élite politique corse importante en région PACA.
L’élite politique de la diaspora corse à Paris et dans les
Hauts-de-Seine : mesure du phénomène et clés de compréhension
La concentration d'élus d'origine corse à Paris est-elle le fruit du hasard
? Cette explication est peu satisfaisante, tant il s’agit comme nous allons le
voir d’une tradition solidement ancrée. Dès lors il parait possible après une
étape descriptive de tenter une phase plus analytique en essayant de comprendre
pourquoi autant de Corses de la diaspora ont réussi en politique à Paris et
dans les Hauts de Seine.
La ville de Paris est-elle un village corse ?
Fidèle de Jacques Chirac, dont il fut le premier adjoint de 1983 à 1995 à la
Mairie de Paris, Jean Tibéri fut choisi par l'actuel Président de la République
pour lui succéder. M. Tibéri, éphémère secrétaire d'Etat auprès du ministre de
l'agriculture (déjà nommé par Jacques Chirac en 1976), a très tôt compris que
son avenir politique passerait par Paris. Conseiller d'arrondissement depuis
mars 1965, député de la deuxième circonscription depuis 1968, il prit la mairie
du Vème arrondissement en 1983. Bien que né à Paris, et ayant fait toute sa
carrière dans la capitale, Jean Tibéri, revendique fièrement ses origines
insulaires. D'ailleurs comment pourrait-il en être autrement, lui qui a épousé
Xavière Casanova, originaire de Corté.
Au Conseil de la Ville de Paris, on compte bien d’autres Corses. Roger
Romani, le président du groupe RPR au conseil de la ville, est un ami de longue
date de Jean Tibéri, qu'il fréquente depuis l'âge de 18 ans. Il est également
élu du Vème arrondissement. Questeur de la ville de Paris depuis 1977, il a été
sénateur de Paris de 1977 à 1993. De 1993 à 1997, Roger Romani fut ministre du
gouvernement Balladur en charge des relations avec le Sénat et des Rapatriés et
sous le gouvernement Juppé, il fut ministre des relations avec le Parlement.
Jacques Dominati est pour sa part président du groupe UDF au conseil de la
ville. Né à Ajaccio en 1927, Jacques Dominati est l'ancien maire du IIIème
arrondissement (1983-1995), dont il fut le député, avant d'en devenir, en 1995,
le sénateur.
Outre le " triumvirat " Tibéri, Dominati et Romani, le
conseil municipal compte bon nombre d'adjoints au maire d'origine corse, dont
Didier Bariani (UDF), qui fut également député-maire du XXème arrondissement,
Jean-Charles de Vincenti (UDF), adjoint au maire et élu du XVème
arrondissement, ou encore Yves Pozzo-di-Borgo qui a fait son entrée au conseil
municipal de la ville de Paris en avril 1998. Au total, le conseil municipal de
la ville de Paris compte 10% d'adjoints au maire originaires de Corse !
Une étude plus poussée confirmerait l'impression que les Corses jouent
actuellement un rôle important dans la vie politique de la capitale. Ainsi, au
sein du conseil de la ville de Paris, on pourrait encore citer Brigitte
Mariani, et à l'échelle des conseils d'arrondissements les exemples seraient
multiples : Jean Orsini dans le XIème, Jean-Antoine Marchetti dans le XVème,
Guy Benedetti dans le XXème, Laurent Dominati, fils de Jacques Dominati, député
du IIème arrondissement de Paris et son frère Philippe, élu au Conseil du
VIIIème arrondissement, etc.
De plus la Corse n'a pas seulement fourni des élites politiques à la
capitale, elle lui a également donné des élites administratives. De nos jours,
Philippe Massoni occupe le poste de préfet de Police de Paris, grâce notamment
à l'appui de Charles Pasqua. M. Massoni entretient d'ailleurs d'excellentes
relations avec Jean Tibéri, qu'il a connu du temps ou ce dernier était
magistrat. Ajoutons que pendant un temps, Philippe Massoni s'attacha les
services d'un compatriote très controversé : Jean-Charles Marchiani fut
secrétaire général en charge de la zone défense à la préfecture de Police de
Paris. Bastiais d’origine, Jean-Charles Marchiani débutta sa carrière au sein
du contre-espionnage français avant de rejoindre à deux reprises (1986-1988 et
1993-1995) le cabinet du ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua. M. Marchiani
fut par la suite préfet hors-cadre avant d’être nommé préfet du Var.
Le fief corse des Hauts-de-Seine :
Les Hauts-de-Seine sont une terre d'élection de nombreux Corses. Pasqua,
Santini, Ceccaldi sont aujourd’hui le trio corse du département. De tous,
Charles Pasqua est incontestablement le plus influent car il siège au conseil
général des Hauts-de-Seine depuis 1970 ! Cet ex-cacique du RPR est, depuis
1983, conseiller municipal de Neuilly. A la gestion d'une mairie, il préfère se
consacrer au conseil général des Hauts-de-Seine et à son siège de sénateur, qui
lui offre, depuis 1977, une aura nationale. Ancien ministre de l'Intérieur
(1986-1988 et 1993-1995), il fut également ministre de l'Aménagement du
territoire sous le gouvernement Balladur.
André Santini, secrétaire général de l'UDF, est, depuis 1980, le maire
d'Issy-les-Moulineaux. Cet ancien ministre des rapatriés, puis de la
communication de 1986 à 1988, est aujourd'hui vice-président de l'Assemblée
Nationale. André Santini permet parfois à d'autres Corses de briguer des
fonctions électives: à l'occasion des élections cantonales de 1998, Paul
Subrini est ainsi devenu conseiller général du canton d'Issy-Est.
Charles Ceccaldi-Raynaud est l'inamovible maire de Puteaux. Cette ville de
43.000 habitants l'a élu sans discontinuité depuis 1969. Depuis 1995, il siège
au Palais du Luxembourg, après avoir été longtemps député.
Ces trois hommes politiques ne font en fait que confirmer une tradition déjà
bien ancrée : les Hauts-de-Seine sont depuis longtemps une terre d'élection
pour les Corses. En effet, une véritable dynastie d’élus corses dans les
Hauts-de-Seine semble s’être fondée. Avant même que les médias ne focalisent
leur attention sur Charles Pasqua, d'autres Corses ont été les personnages les
plus influents de l'Ouest parisien.
Au sortir de la Résistance, Achille Perretti, un des
" grands " compagnons de la Libération devint maire de
Neuilly-sur-Seine. Le parcours politique de cet homme, né en 1911, est
étonnant, puisqu'il fut successivement préfet, directeur général adjoint de la
Sûreté nationale, député de la Seine. Cet ancien vice-président du conseil
général de la Corse fut également président de l'Assemblée Nationale, de 1969 à
1973. A sa mort, en 1983, bon nombre de Corses pleurèrent un compatriote ayant
toujours su aider les siens. Charles Pasqua le regretta sans doute plus que les
autres : Achille Peretti n'ayant pas eu le temps de préparer sa succession, la
mairie de Neuilly-sur-Seine lui échappa au profit d'un " jeune
loup " de 28 ans : Nicolas Sarkosy.
Ancien Consul général de France, Paul Graziani fut un temps conseiller
municipal d'Ajaccio. Il ne mena cependant pas sa carrière politique dans l'île
mais bien dans les Hauts-de-Seine, dont il fut longtemps député et
vice-président du conseil général. Après avoir longtemps siégé au conseil
municipal, il s'imposa comme maire de Boulogne-Billancourt, ville de 100.000
habitants. Il fit parallèlement son entrée au Palais du Luxembourg et ne quitta
ses fonctions qu'au milieu des années quatre-vingt-dix.
Comment et pourquoi autant d'élus d'origine corse se sont-ils implantés à
Paris et dans les Hauts-de-Seine ? Trois clés de compréhension :
· La logique numérique. -
Issy-les-Moulineaux est le fief d'André Santini grâce en partie au rôle
politique de la communauté corse qui réside sur la commune. Selon André
Santini, les Corses seraient environ 1.500 sur une population totale de 46.000
habitants.
La vie associative de la commune témoigne du rôle des Corses : Issy compte
trois associations corses : " L'Amicale des Corses et Amis de la
Corse ", " Les Amis du Sartenais " et
enfin " A Casa di u Populu Corsu ".
Cette minorité corse s'investit dans la vie de la commune bien plus que la
communauté arménienne forte d'environ 5.000 individus, plus portée sur le
commerce. C'est donc en toute logique que la Corse a fourni à la ville trois de
ces maires : de 1939 à 1940, le docteur Jean Alessandri, de 1953 à 1973,
Bonaventure Leca et enfin de 1980 à nos jours, André Santini, qui comptait, il
y a quelques années, cinq adjoints au maire originaires de Corse.
Malheureusement si ce modèle explicatif fonctionne pour partie sur la
commune d’Issy, les élus corses de Paris ne sont pas eux l'émanation d'une
logique numérique. La question de l'implantation politique des Corses à Paris
est bien plus complexe. Il est tout d'abord incontestable que pour la
communauté corse, la capitale fut une zone d'implantation privilégiée.
Cependant, il est bon de se demander ce que représentent les Corses vivant à Paris,
à l'échelle d'une commune de deux millions d'habitants ? Les estimations les
plus folles font l'état d'une communauté originaire de Corse de 100.000
personnes... Il n'existe malheureusement pas de données scientifiquement
établies concernant la population originaire de Corse à Paris. Ce qui est sûr
c’est qu’il y a à Paris beaucoup plus d'individus originaires de régions plus
peuplées et plus proches telles que le Nord-Pas-de-Calais, la Bretagne, la
Normandie que de Corse.
· La filiation communautaire. -
La solidarité entre Corses a notamment facilité l'implantation politique de
Charles Pasqua et de Charles Ceccaldi-Raynaud. En effet, rien ne prédestinait
Charles Pasqua, né en 1927 à Grasse dans les Alpes Maritimes, à faire carrière
dans les Hauts-de-Seine. Il est en quelque sorte le symbole de la solidarité
entre Corses : le jeune VRP de la maison Ricard aurait-il réussi sans l'appui
de ces " parrains " en politique ? Très tôt Charles Pasqua
a été placé sous la protection de Charles d'Ornano, ancien député-maire
d’Ajaccio et de deux piliers du gaullisme, tous deux anciens ministres :
Alexandre Sanguinetti et René Tomasini.
Charles Pasqua fut vice-président du Service d’Action Civique, officine
" barbouzarde " créée par les milieux gaullistes afin de
lutter par tous les moyens nécessaires contre l’Organisation Armée Secrète. Elu
pour la première fois député à Levallois-Perret, il profite de la vague
gaulliste de 1968 pour enlever une circonscription longtemps communiste. A
partir de ce moment, il profitera pleinement de l'appui de son compatriote
Achille Peretti. Aidé par des Corses, c'est en toute logique que Charles Pasqua
apportera son soutien à Charles Ceccaldi-Raynaud dans les Hauts-de-Seine.
Ainsi, en 1993, le maire de Puteaux retrouva son siège de président de
l'Etablissement Public de la Défense, dont le gouvernement Rocard l'avait
privé, grâce à l'intervention du nouveau ministre de l'Intérieur.
Le parcours politique de ce Corse né à Bastia en 1925, ne le destinait
pourtant pas au gaullisme. Après ses études de droit au Maroc, Charles
Ceccaldi-Raynaud devint commissaire de police en Algérie, où on le soupçonna de
sympathies pour le FLN ! De retour en France, il adhéra à la SFIO. Il fut alors
en charge de la gestion des HLM de la ville de Bondy... Congédié par le maire
de cette commune de Seine-Saint-Denis, il s'installa dans un autre fief
socialiste : Puteaux, où le maire Georges Dardel l'accueillit. Charles
Ceccaldi-Raynaud devint rapidement le patron de la fédération SFIO des
Hauts-de-Seine, qui comptait alors, selon les témoignages, de très nombreux
Corses. En 1967, Georges Dardel démissionna pour raison de santé de la mairie
de Puteaux. Charles Ceccaldi-Raynaud, son quatrième adjoint pris sa succession,
et quand l'ancien maire souhaita reprendre son mandat, il refusa de rentrer
dans le rang. Aux municipales de 1971, Charles Ceccaldi-Raynaud, déchu de
l'investiture SFIO, " retourna sa veste " et prit langue
avec Achille Perreti, qui lui offrit la logistique gaulliste. au terme d’une
campagne électorale musclée, Charles Ceccaldi-Raynaud emporta le bastion
socialiste de Puteaux et choisit définitivement son camp... il adhéra au RPR à
la fin des années soixante-dix.
· Le goût pour la politique. - D’une
manière générale et au delà de toute autre forme d’explication, il faut
considérer prioritairement le fait que la politique et le pouvoir sont au coeur
des représentations sociales corses. S'il est difficile d'expliquer
l'implantation des élus d'origine Corses à Paris par l'importance numérique de
la communauté insulaire ou d’appui politique préexistant, il est en revanche
possible de rappeler le rôle de la politique dans les représentations sociales
corses.
Comme dans de nombreuses communautés méditerranéennes, la réussite sociale
ne se mesure pas, en Corse, à l'aune de la réussite matérielle. Dès 1887, un
journaliste, Paul Bourde, constatait à propos des Corses :
"L’ ambition n'a qu'une forme chez eux, elle n'est point tournée vers
la fortune, mais vers le pouvoir.[...] Posséder le sugillo, tel est
l’objet des convoitises les plus ardentes des partis.[...] Le sugillo, c’est le
sugillum, le sceau de la mairie, le signe de la puissance municipale qui
légalisera les entreprises du clan et certifiera d’une estampille officielle
les pièces dont les solliciteurs de toute sorte ont besoin. Un maire doit
mourir dans son écharpe ! Cet axiome corse veut dire qu’une fois installé dans
la mairie un parti serait bien sot d’en sortir et que tous les moyens sont bons
pour y rester ".
Dans la société insulaire le fait d'être élu confère une très forte
respectabilité. Il faut rappeler le rôle prééminent des clans en Corse pour
comprendre cette mentalité qui perdure. Le sociologue portugais José Gil, qui
étudia longtemps les moeurs corses concluait que la politique englobait dans
l'île le moindre aspect du corps social. D’ailleurs pour le politologue Gérard
Lenclud : " L'espace social corse est le produit permanent de
tensions, de forces en opposition, de défis et de contre-défis, commandés par
les valeurs d'honneur. Chaque unité sociale érige en idéal de nature politique
l'état de souveraineté de soi sur soi et entretient, par conséquent, une
relation d'affrontement avec toutes les autres. Il en résulte évidemment une
politisation extrême du corps social, si l'on entend par là, fort
classiquement, l'intérêt porté à la chose politique et la capacité à ordonner
politiquement l'espace social. Ici chacun se trouve, dès l'enfance, plongé dans
une vie publique où rien n'échappe au politique puisque la coexistence au
quotidien s'ordonne autour d'une multitude de projets de pouvoir ".
Existe-t-il une manière corse de faire de la politique ?
Les élus issus de la diaspora corse de la région parisienne ne font pas
mystère de leurs origines, par ailleurs régulièrement relayées par les médias.
Cependant que représente concrètement la Corse pour ces hommes politiques ?
Dans quelle mesure peut on déceler dans leurs actes des comportements rappelant
les moeurs politiques corses ?
La Corse, référant prégnant dans la construction identitaire de ces élus
Le lien qui unit tous les élus politiques d'origine corse à leur île passe
en priorité par leur attachement à leur " paese ",
leur village d’origine, où pratiquement tous possèdent une maison de famille.
Dans la recherche des liens qui unissent ces hommes politiques à la Corse,
il me parait important de distinguer ceux qui y sont nés et y ont vécu
(Dominati Jacques, Romani, Massoni...) et ceux qui sont des " Corses
de l'extérieur " de la seconde génération (Pasqua, Santini,
Tibéri...). Le rapport à la langue est alors très différent : les premiers
parlent volontiers le corse, ce qui leur permet de créer une
" atmosphère ", un lien unique entre eux, les seconds se
contentant de le comprendre.
Si tous les élus d'origines corses que j'ai évoqué se disent liés d'une
manière inaltérable à la Corse, en revanche l'idée de se retirer un jour dans
l’île pour la retraite (" U Rigiru ") leur déplaît,
redoutant notamment la pauvreté des manifestations culturelles. Sans doute
aussi parce qu'ils sont au fond à présent plus Parisiens que Corses, et que
l'éloignement a eu pour résultat d'autonomiser dans leur personnalité le
référant (l'identité corse) au référé (la Corse elle-même). Ceci confirme le
portrait que Wanda Dressler-Holohan a brossé des individus coupés de leur terre
d'attache : " Les exilés fabriquent d'abord pour eux-mêmes leur
propre synthèse pour s'adapter individuellement à leur nouvel environnement :
il s'agit de reconstituer leur pays dans l'imaginaire, un pays qui se distancie
peu à peu du pays réel puisque cette reconstruction se réalise sans contraintes
majeures, dans la liberté de l'anonymat de l'exil, hors d'une confrontation
critique quotidienne dans le contexte local ".
L’entraide entre compatriotes
Au delà de considérations d'ordre psychologique, est-il possible de déceler
dans les actes de ces élus des caractéristiques spécifiques à une conception
corse de la politique ?
Les élus d'origine corse reçoivent des sollicitations orales ou écrites de nombreux
Corses. André Santini, considérant que " le député est le piston
de ceux qui n'ont pas de piston ", se fait un devoir de toujours
donner suite à tous les courriers, soignant plus particulièrement la forme
lorsqu’il s’agit d’une réponse pour un compatriote. Mais, au-delà des ces
" prestations " que tout élu doit à ses concitoyens, les
élus corses favorisent-ils d'une manière ostentatoire leurs compatriotes ?
C'est en tout cas ce qu'Yves Contassot, élu Vert, adjoint au logement dans le
IIIème arrondissement affirme ouvertement au Canard Enchaîné. Selon lui, être
Corse à Paris permet d'obtenir un HLM. Il est bien évidemment difficile
d'argumenter cette rumeur, tout comme celle qui prétend que la Ville de Paris
emploie de nombreux Corses... En effet, comment se faire une idée objective sur
ce sujet. Tout au plus peut-on considérer que si certaines facilités étaient
faites aux Corses cela n'aurait rien d'étonnant. Rappelons seulement que la
Ville de Paris emploie près de 2.000 Corréziens, mais que les patronymes
originaires de Corrèze se repèrent moins facilement que les noms corses !
La tentation clanique
La tentation clanique de la politique s’impose comme une pratique courante,
et plus encore qu'une hypothétique politique de favoritisme à l'égard de compatriotes,
il faut reprocher aux élus d'origine corse une fâcheuse tendance à reproduire
les principaux biais de la politique insulaire. On peut effectivement discerner
quatre " clans corses " à Paris et dans les Hauts-de-Seine
:
· Le clan Tibéri. - L'actuel
maire de Paris doit notamment son implantation dans le Vème arrondissement à
son père, Charles Tibéri qui fut longtemps adjoint au maire de cette
circonscription. C'est donc en toute logique que Jean Tibéri a souhaité
" mettre le pied à l'étrier " à son fils. Dominique Tibéri
avant d'occuper un emploi à Air France, fut un temps chef de cabinet de Roger
Romani, alors que celui-ci était ministre des Relations avec le parlement.
Simple échange de bons procédés, puisqu'en son temps, le frère de Roger Romani
fut le garde du corps attitré de Jean Tibéri !
Toute la famille Tibéri tire partie de la politique : on peut bien sûr
évoquer Xavière Tibéri et son fameux rapport, mais les enfants ne sont pas en
reste ! Hélène Tibéri fut longtemps logée dans un " HLM
chic " de la Ville de Paris, son frère Dominique allant même jusqu'à
faire refaire la peinture et poser du marbre aux frais de l'OPAC, avant de
prendre possession de son HLM... Xavière Tibéri étant intervenue elle-même afin
de justifier les travaux.
La fraude électorale n'est certes pas une pratique spécifiquement corse,
elle fait pourtant plus qu'ailleurs partie intégrante de la vie politique
insulaire. Lyne Cohen-Solal, candidate socialiste défaite par Jean Tibéri lors
des élections législatives de mai-juin 1997, a mis en évidence une quantité non
négligeable d'inscriptions frauduleuses sur les listes électorales du Vème
arrondissement de la capitale. Entre 3.000 à 4.000 électeurs étaient
illégalement inscrits, soit près de 10% du corps électoral de la
circonscription ! La justice a certes reconnu que la fraude était manifeste,
mais a considéré que Jean Tibéri avait gagné son siège avec suffisamment
d'avance pour que l'on ne tienne pas compte de ces petites entorses à la
démocratie. C'est pourtant un système proche du clientélisme qui a été mis en
place dans le Vème arrondissement de la capitale : bon nombre d'employés de la
Mairie y sont domiciliés, sans bien sûr y résider, les personnes âgées ou
invalides sont accompagnées jusque dans les isoloirs...
· Le clan Dominati. - Jacques
Dominati, cacique de la vie politique parisienne s'est très tôt soucié de
l'avenir de ses enfants. Aussi, implanté dans le IIIème arrondissement, Jacques
Dominati à placé son fils Laurent au conseil municipal du IIème arrondissement
dès 1989. C'est tout naturellement que devenant sénateur en 1993, il a cédé à
son fils son siège de député.
Jacques Dominati n'a bien sûr pas négligé son autre fils Philippe, qu'il a
fait entrer au conseil municipal du VIIIème arrondissement. Spécialiste des
questions financières à l'UDF, il était en position éligible sur la liste menée
par Edouard Balladur aux élections régionales de 1998. Non élu, Philippe
Dominati doit pour l'instant se contenter de la présidence du SYTCOM, le
syndicat intercommunal chargé des ordures ménagères à Paris, qui dispose d'un
budget de 1,2 milliard de francs !
Le népotisme n'est pas plus que la fraude électorale une tradition
exclusivement corse, mais le cas Dominati commence à peser à certains. Ainsi,
un élu UDF se fendit de ce bon mot acerbe au journaliste du Canard Enchaîné :
" Dominati, ce n'est pas un tribun, c'est une tribu ".
De plus les pratiques sont également claniques en ce qui concerne les
entorses faites à la pratique démocratique. Il faut se rappeler que Laurent
Dominati a été accusé, d'une part d'avoir procédé à des inscriptions
frauduleuses, d'autre part de détenir un fichier indiquant les inclinations
politiques d'un certain nombre d'électeurs (les noms étaient précédés d'un
" F " pour favorable et d'un " D " pour
défavorable). En 1996, les candidats écologistes et socialistes avaient
découvert que près de 18% des électeurs inscrits dans le IIIème arrondissement
ne résidaient pas à l'adresse indiquée. Faut-il rappeler que Jacques Dominati a
été maire de cet arrondissement de 1983 à 1995.
· Le clan Pasqua. - Appuyé
par des Corses au début de sa carrière politique, Charles Pasqua a constitué
autour de lui un véritable clan. Charles Pasqua a bien évidemment commencé par
placer son fils. Pierre Pasqua, qui est officiellement agent immobilier à
Grasse, gère également des sociétés liées à l'aide au développement en
Afrique... financées par le Conseil général des Hauts-de-Seine.
En France ou en Afrique, les hommes de confiance de Pasqua sont tous Corses.
Son chef de cabinet au ministère de l'Intérieur n'était autre que Bernard
Tomasini, le fils de son ami gaulliste René Tomasini. On connaît également ses
liens avec Philippe Massoni, qui fut un temps son directeur de cabinet et
Jean-Charles Marchiani.
Charles Pasqua semble avoir placé un Corse à chaque poste stratégique, à
l'image de Dominique Vescovali, un de ses intimes, ancien cadre chez Bull, qui
gère les finances des associations créées par Pasqua au fil de sa carrière...
Pasqua sait que son entourage corse lui est fidèle et se permet de lui confier
des missions délicates. Ainsi, en 1986, dans l'affaire du
" vraix-faux passeport " d'Yves Chalier, qui était au coeur
du scandale du carrefour du développement, Charles Pasqua s'est appuyé sur une
filière cent pour cent corse : Julien Fillipedu et Jean-Paul Rocca Serra
établis au Brésil se firent un plaisir d'accueillir Yves Chalier, devenu
indésirable en France.
· Le clan Ceccaldi-Raynaud. - Charles
Ceccaldi-Raynaud, inébranlable député puis sénateur-maire de Puteaux a décidé
de se dessaisir de son mandat de conseiller général... au profit de sa fille
Joëlle Franchi-Ceccaldi-Raynaud. Sous l'étiquette RPR, elle a été réélue sans
difficulté conseiller général de la ville de Puteaux et également conseiller
régional Ile-de-France pour le département des Hauts-de-Seine.
Avec Charles Ceccaldi-Raynaud, aux liens familiaux s'ajoutent les liens
d'amitiés. Certains s'étonnent de voir le maire de la petite commune de
Coti-Chjavari, Henri Antona rafler nombre de marchés dans les Hauts-de-Seine.
Il faut dire que le président de la Techni, filiale de la Générale des Eaux,
spécialisée dans le nettoyage, le chauffage et le gardiennage de travaux, est
très lié à Charles Ceccaldi-Raynaud. A l'époque où celui-ci était le patron de
la fédération SFIO des Hauts-de-Seine, Henri Antona en était le trésorier !
C'est donc en toute logique que bon nombre de marchés publics reviennent de
droit à ce compatriote... n'oublions pas que Charles Ceccaldi-Raynaud fut
vice-président du conseil général des Hauts-de-Seine.
L’élite politique de la diaspora corse est majoritairement conservatrice
Les hommes politiques d'origine corse dans la vie politique française se
situent à la droite de l’axe politique. A l'heure actuelle, les seuls hommes
politiques de gauche issu de la diaspora corse et ayant une audience nationale
sont l'économiste socialiste Dominique Taddéi, Henri Emmanuelli, et Michel
Charasse.
Aucun Corse de la diaspora ne s'illustre au niveau national au sein des
radicaux de gauche, alors que ce " micro-parti " est
particulièrement bien implanté en Haute-Corse. Notons enfin qu’en dépit de
l'héritage des martyrs et héros communistes insulaires (Danielle Casanova,
Gabriel Péri, Jean Nicoli, Arthur Giovonni, etc.) le Parti Communiste ne compte
plus de Corse parmi ses principaux dirigeants.
L'extrême-droite n'a pas non plus de cadres issus de la diaspora corse. Seul
Roger Holeindre, un ancien de l'OAS, peut revendiquer des origines insulaires,
puisqu'il est né à Ajaccio. Cet argument a été mis en avant à l'occasion des
élections territoriales pour l'Assemblée de Corse en 1998 et 1999 (l’élection
précédente ayant été annulée pour fraude), afin de justifier le
" parachutage " du vice-président du FN. Le nombre de
suffrages remporté étant inférieur à 5%, le parti d'extrême-droite n'a eu aucun
élu à l'Assemblée de Corse, ce qui dissuadera sans doute Monsieur Holeindre,
jusqu'alors élu de Sevran en Seine-Saint-Denis, de faire de nouveau valoir ses
origines corses.
Les hommes politiques d'origine corse s'illustrent donc pratiquement tous au
sein de la droite républicaine, ce qui pourrait sans doute être expliqué par le
biais d'une étude de sociologie politique : la Corse est une terre de
conservatisme politique.
Un simple aperçu sur l'organigramme de l'UDF confirme l'idée que les Corses
sont très influents à droite. L’ancien président de cette confédération,
François Léotard, est d'origine corse et un grand nombre des pontes des
différents partis qui composaient l'UDF le sont également, à l'image d'André
Santini, secrétaire général de l’ex-Force Démocrate, de Jacques Dominati, de
Didier Bariani... Rappelons également que lors de la création de l'UDF en 1978,
l'un des principaux lieutenant de Valéry Giscard d'Estaing était Michel
d'Ornano, issu de la rare noblesse corse.
Au RPR, la présence des Corses de la diaspora est tout aussi visible avec
Charles Pasqua, Jean Tibéri, Roger Romani, Colette Codaccioni, Xavier
Emmanuelli, Jean-Jacques de Perretti... Ce phénomène est en fait une constante
des partis gaullistes. Ainsi, en septembre 1976, trois mois avant la création
du Rassemblement pour la République, Jacques Chirac avait constitué une équipe
réduite de quelques conseillers proches, on y comptait alors Marie-France
Garaud, Pierre Juillet, Jacques Friedman, Jérôme Monod, et surtout quatre
Corses : Charles Pasqua, Jean Tibéri, René Tomasini et Alexandre Sanguinetti.
Ces deux derniers, véritables " barons du gaullisme ",
furent tour à tour secrétaires général de l’Union des Démocrates pour la République,
ancêtre du RPR.
L'attachement de nombreux Corses au gaullisme se manifesta notamment
quelques années auparavant par leur participation massive au Service d'Action
Civique (SAC). Qu'aurait été le service d'ordre gaulliste, fondé en 1959, sans
le renfort de nombreux Corses qui composèrent son ossature ? Il est de
notoriété publique que Charles Pasqua doit sa carrière politique à son action
au sein du SAC en région Provence-Alpes-Côte d'Azur dans les années soixante.
Il pouvait alors y côtoyer bien des compatriotes dont Charles Mattéi, un des
piliers du SAC, ou encore Philippe Massoni, qui deviendra un de ces protégés...
La présidence de pareille organisation n'échappa pas à un Corse : de 1960 à
1969, Paul Comiti, décédé depuis peu, dirigea cette organisation tant décriée.
Est-ce un hasard si son fils, Claude Comiti, occupait la fonction de directeur
de l'information et de la communication au sein du cabinet de Jean Tibéri à la
Mairie de Paris ? Il convient également de rappeler que le SAC eut des
répercussions en Corse, puisqu'à la fin des années soixante-dix, l'Etat
français entra, par le biais du groupuscule FRANCIA, dans la logique terroriste
du FLNC... Nombre de membres de cette organisation étaient des Corses encartés
au RPR et appartenant au SAC !
Quel rôle jouent les élus issus de la diaspora dans les
" affaires de Corse " ?
Revendiquant ouvertement leurs origines, les élus d'origine corse
reproduisent parfois les pires travers des moeurs politiques corses. Nombreux
sont les observateurs qui accusent les élus originaires de Corse de favoriser
leurs compatriotes insulaires. Cette affirmation, largement répandue est-t-elle
véridique ou relève-t-elle de représentations fantasmatiques ?
L'omniprésence de Charles Pasqua dans les dossiers corses
Charles Pasqua joue vis-à-vis de la Corse un rôle prédominant. Si son action
du temps ou il était ministre de l'Intérieur est relativement connue, il
convient également de mettre en lumière l'influence dont il dispose même
lorsqu'il n'est plus au gouvernement. Lors de son premier passage Place
Beauvau, entre 1986 et 1988, Charles Pasqua, entendait " terroriser
les terroristes " et son action dans l'île ne paraissait pas alors
souffrir de ses origines corses. En revanche, à l'occasion de sa deuxième prise
de fonction au ministère de l'Intérieur, Charles Pasqua fit jouer pleinement
ses amitiés dans l'île. Dans un article publié en 1993 dans La Corse,
Charles Pasqua donna le ton de la politique qu'il entendait à présent mener ;
il ne s'adressa pas aux Corses comme à des citoyens français, préférant
utiliser le vocable " mes chers compatriotes ". Il
répondit alors aux indépendantistes qui souhaitaient le rencontrer, chargeant
alors un de ses proche, Jean-Baptiste Tomi, maire de la petite commune de
Tasso, d'organiser une rencontre. Dans un premier temps seul le MPA répondit à
l'appel, mais la Cuncolta ne tarda pas à rejoindre la table des
discussions.
Charles Pasqua lors de son passage aux " affaires "
s'est certes entouré de quelques amis corses : Jean-Baptiste Tomi, André
Tarallo et Daniel Léandri (un brigadier-chef de la police originaire de
Sartène) mais il eut également l’intelligence de s'entourer de " pinzuti
", de non-Corses. Dans le dispositif Pasqua, son ami le sénateur RPR de
Paris, Maurice Ulrich, ou Pierre-Etienne Bisch, énarque élevé au rang de
" Monsieur Corse ", eurent une influence primordiale...
Maurice Ulrich s'est à tel point entiché du dossier corse, qu'il en vint à
participer à l'Amicale des Parlementaires d’origine Corse. Le sénateur partage
son temps entre Paris et Propriano, commune dont le maire est son ami, le très
controversé Emile Mocchi.
" Les réseaux Pasqua " assurent la permanence même après
le départ de Charles Pasqua du ministère de l'Intérieur. C'est ainsi que Daniel
Léandri a été quasiment imposé à Jean-Louis Debré, quand celui-ci arriva place
Beauvau... Au lendemain de la conférence de presse clandestine de Tralunca, le
12 janvier 1996, cet " homme de Pasqua " fut congédié sur
ordre de l'Elysée. Pierre-Etienne Bisch trouva également grâce auprès du
nouveau ministre de l'Intérieur, permettant ainsi aux " réseaux
Pasqua " de fonctionner malgré le changement de gouvernement.
Il convient également de chercher les réseaux Pasqua en Afrique au sein de
ce que l’on appelle la " Corse Connection ". Les Corses y
fonctionnent en " une véritable amicale tribale ",
ainsi le " Monsieur Afrique " d’Elf Aquitaine, André
Tarallo aime à s’entourer de compatriotes : Pierre Graziani, de la fondation
Elf, Louis Dominici, ancien ambassadeur de France au Gabon, Toussaint Luciani,
ou encore Charles Henri Filippi, du Crédit Commercial de France. On compte
également dans les réseaux Pasqua, les frères Feliciaggi, Robert et Charles,
qui gèrent au Gabon et dans d’autres pays d’Afrique de très nombreux casinos,
dont le personnel est très souvent originaire de villages du haut Taravo.
Par le biais de ces amitiés, parfois occultes, Charles Pasqua exerce une
influence permanente sur le dossier corse... Cependant il ne faut pas
restreindre son action au seul niveau national. Charles Pasqua, qui dispose
d'un vaste réseau d'amitiés, prend également part à la vie politique corse à un
échelon local. C'est ainsi, qu'à l'occasion des élections législatives de 1997,
il a prouvé son inimitié à Jean-Paul de Rocca Serra en soutenant officieusement
Denis de Rocca Serra. Le " renard argenté " emporta cette
dernière victoire avant de s'éteindre en avril 1998. Bien entendu, Charles
Pasqua se défend toujours d’interférer dans la vie politique insulaire. Ainsi à
l'occasion des élections territoriales à l'Assemblée de Corse de 1998, il niait
vivement soutenir en sous-main une quelconque liste. Il est pourtant de
notoriété publique qu'afin de gêner l'entente entre l'UDF José Rossi et le RPR
Jean Baggioni, Charles Pasqua a invité ses amis politiques à présenter une
liste dissidente, menée par Philippe Ceccaldi, le président de la Compagnie
Corse Méditerranée (CCM). Cette candidature, qui fit 7,8% des voix, était
destinée à prouver l'influence de Charles Pasqua et de ses réseaux, notamment à
l'attention de José Rossi, qui ne cache pas sa lassitude devant l'action de ce
Corse de la diaspora dans l'île.
Charles Pasqua perpétue une tradition politique française : la Corse doit
être gérée par un Corse
Le rôle que joue Charles Pasqua dans les " affaires
corses " s'inscrit clairement dans une logique ancestrale : afin
d'asseoir l’autorité de la République, les représentants de l’Etat se sont
appuyées sur les clans locaux. Ceux-ci ont servi de relais au pouvoir central
dans l'île, en échange, les "affaires corses "
restèrent depuis Paris aux mains de l'élite corse, permettant à nombre d'entre-
eux de faire carrière dans les ministères. Ainsi, pour Pierre Tafani :
" L'acceptation volontaire de la communauté française par les
insulaires s'est, en même temps, accompagnée d'un étrange accord tacite,
respecté jusqu'à ce jour par tous les partis et les régimes : les
" affaires corses " (expression employée et consacrée, dès
avant la Grande Guerre, par les députés et les sénateurs) avaient une telle
spécificité qu'elles ne regardaient que les Corses, c'est-à-dire la classe
politique locale patronnée de Paris par un " grand homme "
corse -cela va de soi- et pratiquement toujours un ministre ou son
concurrent ".
Cette politique de l'Etat français en Corse a commencée dès la Restauration.
Ainsi, de 1830 à 1848, les frères Horace et Tiburce Sebastiani avaient la haute
main sur les affaires corses, l'un étant maréchal et ministre des Affaires
étrangères et le second général et commandant en chef de la place de Paris.
Napoléon III, neveu du plus célèbre des Corses, plébiscité dans l’île, renforça
la présence de Corses aux plus hauts postes de l'Etat. P.M. Pietri est ainsi
nommé Préfet de Paris, permettant à nombre de ses compatriotes de faire
carrière dans la police et à la préfecture ; J.P. Abbatucci devint garde des
Sceaux et Casabianca ministre... la bourgeoisie insulaire, comblée de faveurs
impériales, accédant à de multiples emplois, adhéra dès lors à la France.
La IIIème République perpétua la politique de ses prédécesseurs en Corse. De
1870 à 1890, les Républicains allèrent même jusqu'à tolérer que les maîtres de
l'île soient les Gavini, pourtant très bonapartistes. A partir de 1890,
Emmanuel Arène, un proche de Léon Gambetta, prit les commandes... Francis Pomponi
rappelle comment, depuis Paris, il assit son autorité sur l’île : " Alors
qu'il n'était que secrétaire du ministre de l'Intérieur en 1879, il (Emmanuel
Arène) recevait plus de courrier que son supérieur et canalisait les requêtes
d'emploi ou de recommandations de ses compatriotes, en préparant ainsi sa
carrière politique ; mais il fut surtout aidé au départ par la mission dont
l'avait investi Gambetta lui-même dans son programme de républicaniser les
campagnes. Il appartenait à Emmanuel Arène de faire adhérer à la République ce
bastion bonapartiste qu'était encore la Corse et pour cela il pouvait compter
sur le plein appui de l'administration préfectorale. Les préfets de l'époque ne
furent souvent que les pâles serviteurs du député, très influent à Paris, et
ils mettaient à sa disposition le précieux instrument de l'appareil d'Etat pour
l'aider à étendre sa clientèle électorale ".
Après la Grande Guerre, la Corse passe au mains successivement d'Adolphe
Landry, puis de François Pietri, tous deux ministres... Après la Seconde guerre
mondiale, Paul Giaccobbi, ministre de l'éducation nationale en 1945, et Jacques
Gavini furent à leur tour les véritables maîtres de l'île, avec l'assentiment
du pouvoir central. Cette politique de l'Etat français en Corse permit bien
évidemment aux clans locaux de se renforcer puisque ces élus étaient en mesure
de distribuer emplois dans la fonction publique et pensions. Les ministres
d'origine insulaire, le plus souvent en charge des colonies ou de la Marine,
prirent ainsi pratiquement toujours le pas sur les administrateurs ou les
préfets envoyés dans l'île.
Il semble donc que l'Etat français ait toujours accepté qu'un Corse soit
responsable des affaires corses, court-circuitant de fait l'autorité des
préfets dans l'île. Il convient de remarquer que les élites politiques élues de
l'île n'ont plus aujourd'hui la responsabilité de la Corse. Ainsi, Emile
Zuccarelli, José Rossi ou Pierre Pasquini ont été ministres ces dernières
années, sans pour autant être liés aux affaires corses, c’est pourquoi ce
propos doit être nuancé puisque si Charles Pasqua interfère ouvertement dans le
dossier corse, les autres hommes politiques d'origine corse en région
parisienne affirment tous leur impuissance concernant l'avenir de l'île.
La tragique démission de la majorité des élus d’origine corse
Qu'un Corse de la diaspora " lambda " soit désemparé
face à la dérive de son île se comprend aisément, mais la position de nombre
d'élus d’origine corse est surprenante. Leur attachement à la Corse semble viscéral
mais leur action politique en faveur de l'île est inexistante. Pourtant,
Messieurs Santini, Dominati, Bariani, Tibéri... ne se désintéressent pas de la
politique insulaire : tous sont en contacts réguliers avec leurs amis, élus de
Corse. Mais concrètement, que font ces parlementaires d'origine corse pour
l'île ?
Leur démarche politique vis-à-vis de l'île s'est résumée, jusqu'à présent, à
la participation à l'Amicale des Parlementaires et Membres du Conseil
Economique et Social d'Origine Corse. Autour d’une bonne table se retrouvèrent
ainsi au mois de décembre 1997, Emile Zuccarelli, alors ministre de la Fonction
Publique et les sénateurs Charles Ceccaldi-Raynaud, Michel Charasse, Charles de
Cuttoli, Jacques Dominati, Jean-Baptiste Motroni, Philippe Marini, Paul
d’Ornano, Charles Pasqua, Louis-Ferdinand de Rocca Serra, Jacques Rocca Serra,
Henri Torre, Maurice Ulrich. A cette même table on trouvait également les
députés Pierre Albertini, Roland Blum, Laurent Dominati, Henri Emmanuelli,
Roger Franzoni, Claude Goasguen, Jean-Antoine Leonetti, François Léotard,
Thierry Mariani, Jean François Mattei, Louise Moreau, Paul Patriarche,
Jean-Paul de Rocca Serra, José Rossi, André Santini, Jean Tibéri. Enfin,
appartenaient à l’association à cette époque dix membres du Conseil Economique
et Social, ainsi que Jean Baggioni, en tant que député européen et enfin, et à
titre exceptionnel, Philippe Massoni, le Préfet de police de Paris.
Cette association informelle, en sommeil depuis quelques temps, n'a jamais
débouchée sur aucune initiative... Les membres de cette amicale se rendaient à
ces repas afin de se retrouver entre compatriotes, les copieux repas finissant
parfois au son des guitares.
Il faut également remarquer que les deux dernières missions parlementaires
chargées de faire le bilan économique et financier de l'île ne comptèrent aucun
député d'origine corse. Par souci d'objectivité ceux-ci furent conviés à ne pas
faire parti des missions... Personne d'ailleurs n'y trouva à redire; les élus
de la région parisienne d'origine corse étaient sans doute trop contents de
laisser l'imbroglio des " affaires corses " à d'autres. De
ce fait, la démission des élus est totale. Or ils ne représentent pas seulement
leur électeurs mais en principe la nation française, Corse comprise. Pour
exemple, le rapport de la commission d’enquête sur la Corse consécutif à
l’assassinat du Préfet Erignac comporte nombre d’omissions qu’un député
d’origine corse n’aurait pu tolérer.
Dans le cadre de leurs fonctions de parlementaires, ces élus n'ont jamais
pris une initiative d'envergure en faveur de l'île. Pourtant les élus d’origine
corse restent des interlocuteurs très sollicités par les élus corses de toutes
tendances. Pour tout dire, la raison de cette inaction semble être
véritablement tabou. Pour Laurent Dominati la censure est complète :
" on " l’aurait dissuadé d'agir pour la Corse dans le cadre
de son mandat de député !. Ce " on " énigmatique n'est en
fait que l'émanation de sa propre réflexion. En filigrane, il est aisé de
comprendre son message : la Corse est un terrain miné pour un jeune homme
politique ambitieux. Aussi, est-ce avec un très grand respect qu'il parle de
son ami José Rossi, qui a choisi de mener sa carrière politique dans l’île.
Pour Laurent Dominati, la Corse est certes la terre de ses ancêtres et le lieu
de nombreuses vacances, mais l'île n'est en aucun cas une terre de mission !
Les raisons de cette inaction sont multiples. Je peux tout d'abord évoquer
un aspect de la psychologie des Corses de la diaspora. Je souscris pleinement à
la formule de Pierre Tafani, pour qui, le Corse sait à merveille " jouer
de sa corsitude sur le continent et profiter des latitudes et des libertés
offertes par sa francité de retour dans l'île ". Et
effectivement, ces élus semblent tous jouer sur le registre de la double
identité, affirmant ostensiblement leur corsitude depuis Paris, mais se rendant
à l'évidence d'une profonde différence entre eux et les insulaires.
Au-delà de l'explication psychologique se cache parfois des raisons plus
politiques. André Santini ne cache pas que sa prise de position publique sur la
Corse se ferait au détriment de l'unité de son parti. En effet, l'UDF compte
parmi ses dirigeants un grand nombre de Corses, à commencer par son ancien
président François Léotard, ou encore José Rossi. Aussi, faut-il parfois se
taire plutôt que de mettre son parti dans une situation délicate...
Conclusion :
La concentration d'élus d'origine corse à Paris et dans les Hauts-de-Seine,
est aujourd'hui un sujet qui suscite une véritable curiosité, car le fait
d'être Corse a été volontairement porté sur la scène politique. De nombreux
élus ont joué de la " corsitude ", qui renvoyait alors à
des valeurs de droiture, de franchise, alors qu’aujourd'hui, la Corse n'est plus
en odeur de sainteté dans l'opinion publique.
Il ne faut cependant pas surestimer la légendaire solidarité entre Corses.
En effet, si la sympathie entre compatriotes est inévitable, les élus d'origine
corses n'hésitent pas à laisser libre cours à leurs ambitions personnelles.
Ainsi, la crise ouverte à la Mairie de Paris a vu s'affronter le maire, Jean
Tibéri, qui a le soutien de son ami Roger Romani, opposé à messieurs Toubon et
Goasguen... le clan Dominati manoeuvrant en coulisse afin de tirer parti de la
redistribution des cartes dont l'issue reste incertaine. Rappelons que dès
juillet 1997, Jacques Dominati en refusant de voter le budget de la Mairie,
avec quelques dissidents UDF, avait été le premier à faire vaciller Jean
Tibéri.
Pendant longtemps, un discours très en vogue dans les milieux nationalistes
fit de la Corse une " colonie non colonisée ". Pourtant
quelle colonie au monde peut se vanter d'avoir fourni une telle élite politique
à sa puissance coloniale ? Je rappellerai seulement que les hommes politiques
d'origine corse à Paris sont parfois élus de circonscriptions électorales plus
peuplées que la Corse ! Le problème de cette élite politique de la diaspora
corse dans son lien à l’île est donc autrement plus complexe comme en témoigne
le leader autonomiste Edmond Simeoni : " Les élites corses, les
ministres, les hauts-fonctionnaires, les personnalités influentes parfaitement
intégrées à l'appareil dirigeant de l'Etat français n'ont pratiquement jamais
rien fait pour le bien-être et le devenir collectif de la Corse. Certes, ils
intercédaient fréquemment en faveur de leurs compatriotes pour des emplois,
subalternes le plus souvent, ou encore pour de multiples avantages et même des
passe-droits [...] Comment concevoir, admettre, qu'un tel potentiel de
pouvoirs, de compétences, d'entregents, n'ait jamais songé, sauf quelques
remarquables exceptions, à se préoccuper de la Corse, sinon pour lui assurer la
liberté, au moins pour lui faire accorder la démocratie, le progrès, la justice
? Ils n'avaient pas le droit d'abandonner totalement leur île. Quelle cécité,
quelle démission et quelle faillite !".
Quoiqu'il advienne il faut en finir avec l'intervention en sous-main de
certains Corses de la diaspora dans les " affaires de
Corse ". Ce phénomène qui est déjà en régression par rapport aux
décennies précédantes doit cesser. Charles Pasqua est un des dernier à
revendiquer ouvertement son action, il s'appuie assurément sur des réseaux
puissants. Dans l'île, les hommes politiques, de droite comme de gauche, en
sont las ; même les nationalistes ont à présent l'impression d'avoir été
manipulés. Son action déplaît de plus en plus aux citoyens français, car dans
l'opinion publique se développe l'idée " d'un complot
corse ". Le ras-le-bol est aussi manifeste chez les élus d'origine
corse, qui en privé ne cachent pas leur aversion pour les pratiques de l'ancien
ministre de l'lntérieur.
Cependant si le rôle des hommes politiques d'origine corse est une clé dans
la compréhension du problème corse. Il convient toutefois de ne pas le surestimer
: à l'exception de Charles Pasqua, tous les autres élus s'abstiennent. La
raison de cette inaction est finalement évidente : le Corse de la diaspora en
général, et l'élu sans doute plus que les autres, présente comme Janus deux
visages : il est Corse à Paris, mais Parisien en Corse. Aussi, ne faut-il pas
se leurrer sur le lien qui unirait aujourd'hui encore les Corses de la diaspora
aux clans insulaires. La thèse d'une solidarité pro-corse au plus hauts niveaux
de décisions de l'Etat relève du fantasme. Avec le sociologue José Gil, il
convient de dire : " Ceux qui détiennent le pouvoir ont totalement
intériorisé la loi française, tandis que celui qui n'en est que l'agent mineur
garde une distance qui peut facilement se manifester lorsqu'il se retrouve dans
son île. Il y a une relation directe entre l'absence de pouvoir de la
population et le nombre de Corses qui, pendant des générations, ont occupé des
places dans l'appareil d'état ".
Suffrage
Universel
Citoyenneté, démocratie, ethnicité et nationalité en France