STRATIFICATION SOCIALE ET ETHNICITE

Pierre-Yves LAMBERT
travail d' "exercices de sociologie de la stratification sociale"
(sous la direction du professeur Paul-Henri Claeys, ULB, 1988-1989

Dossier préliminaire distibué aux étudiants du groupe de travail , 16/11/1988

Dans le monde contemporain, la quasi totalité des sociétés (au sens d'états-nations) peuvent être considérées comme des "sociétés pluriethniques" (plural societies). Une telle situation découle d'un certain nombre de facteurs historiques, décrits notamment par le géographe Pierre GEORGE, dans son récent précis, Géopolitique des minorités (Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1984).

L'utilisation du terme "pluriethnique" nous oblige tout d'abord à préciser la signification du concept d'"ethnie". La première partie de ce dossier introductif a été rédigée en 1986 dans le but de synthétiser un certain nombre de conceptions théoriques sur la question. Ces quelques pages ne suraient cependant prétendre à l'exhaustivité, et elles comportent probablement des omissions importantes. Un ouvrage du sociolinguiste Roland BRETON, Les ethnies (Paris, P.U.F., coll. Que sais-je ?, 1981) constitue de toute évidence une introduction plus complète sur ce thème.

La deuxième partie du dossier reprend quelques articles extraits du Dictionary of sociology d'ABERCROMBIE, HILL & TURNER (Londres, Penguin Books, 1988, deuxième édition, augmentée et mise à jour), ouvrage de référence indispensable à tout chercheur en sciences sociales soucieux d'avoir sous la main une bibliographie sélective sur tous les concepts essentiels de la sociologie contemporaine.

Quelques pages du récent ouvrage de Donald L. HOROWITZ, Ethnic Groups in Conflict (Berkeley, University of California Press, 1985), qu'on peut considérer comme une oeuvre majeure dans la construction d'une sociologie des relations ethniques et des minorités fondée sur un fructueux mariage entre théorie et appoche comparative, constituent la troisième partie du dossier.

Dans les pages précédentes, il est souvent fait référence au problème de la distinction entre castes et classes dans des sociétés pluriethniques. C'est donc un article du plus éminent spécialiste des castes, l'anthropologue social Louis DUMONT (appendice A de Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1978, rééd. de 1966, nouvelles préface et postface), que nous reproduisons dans la quatrième partie.

Les deux dernières parties de ce dossier introductif présentent l'intérêt non négligeable de nous donner des éléments théoriques et pratiques pour l'étude de groupes ethniques minoritaires comme par exemple ceux d'origine immigrée. Il s'agit de pages extraites de Comparative ethnic relations. A framework for theory and research (New York, Random House, 1970) de Roger A. SCHERMENHORN, et de la brochure Elites, leadership et pouvoir dans les communautés ethniques d'origine immigrée de Marco MARTINIELLO (Louvain-la-Neuve, Academia & SYBIDI, coll. SYBIDI papers, 1988).

Une bibliographie indicative sur les sociétés pluriethniques est actuellement en préparation, et sera communiquée aux personnes intéressées ultérieurement.


Introduction à la présentation des travaux d'étudiants, mai 1989

Dans la plupart des sociétés contemporaines, la stratification sociale est régie par le mode de production capitaliste, qu'il s'agisse de sociétés du "centre" ou de la "périphérie". La division en classes sociales (quelle que soit par ailleurs la définition que l'on puisse donner de ce concept) devrait donc constituer le principe fondamental de différenciation sociale dans ces sociétés.

Il s'avère néanmoins qu'un certain nombre de facteurs non "économiques" au sens classique du terme entrent en compte dans le processus de différenciation sociale, comme par exemple le sexe et l'ethnicité. Ces facteurs ont un poids différent selon les sociétés, mais ils sont présents dans la plupart d'entre elles, sinon dans leur totalité.

Un autre groupe d'étudiants a déjà abordé le thème des relations entre le sexe et la stratification sociale, nous ne reviendrons donc pas sur ce sujet, bien qu'un des exposés, celui de Sylvie, intègre à la fois l'influence de la différence sexuelle et de l'ethnicité sur le système de stratification sociale dans les plantations brésiliennes avant l'émancipation des sclaves.

Les relations entre ethnicité et stratification sociale peuvent différer énormément selon les époques et selon les pays.

1. Les sociétés esclavagistes

Ainsi, le cas le plus évident est celui de la division entre maîtres et esclaves dans les sociétés coloniales pré-capitalistes, dont les traces se retrouvent dans la plupart des sociétés contemporaines qui ont connu ce type de hiérarchisation sociale.

Le fait que cette division était physiquement associée à une différence de couleur (phénotype) a conféré à cette différence de couleur une signification symbolique suffisamment intériorisée dans la conscience collective qu'elle a survécu à la fin du système esclavagiste. Ainsi, le Noir est conçu, dans le système de valeurs dominant de la plupart des sociétés post-esclavagistes, avant tout comme un ancien esclave (même si cette association n'est pas explicitement formulée dans les discours "racistes").

Les anciennes colonies espagnoles et portugaises, en particulier le Brésil, on notamment connu une forme d'esclavagisme plus paternaliste, qui a eu une influence considérable sur la formation d'une culture spécifique, commune aux maîtres comme aux esclaves, sans pour autant gommer les différences de statuts qui les séparaient.

Cependant, il faut garder à l'esprit le fait que le type de relations décrites dans "Maîtres et esclaves" ne prévalait pas dans l'ensemble de la société brésilienne, où des formes d'esclavagisme industriel (notamment dans les mines) étaient nettement plus dures.

Dans certaines sociétés post-esclavagistes, des situations "aberrantes" se sont développées, où les anciens esclaves se sont retrouvés numériquement majoritaires par rapport aux anciens colons blancs, comme par exemple dans la zone caraïbe.

L'émancipation des esclaves et la persistance de la sujétion coloniale et de ses impératifs économiques a poussé, dans plusieurs de ces sociétés, la métropole à organiser un mouvement migratoire de main-d'oeuvre "libre" sous contrat vers les Caraïbes. Cette main-d'oeuvre, originaire des Indes britanniques et néerlandaises principalement, s'est parfois fixée dans la région, ce qui a encore ajouté une nouvelle division sociale dans ces sociétés déjà traumatisées par l'esclavage.

Il ne faut pas non plus oublier les reliquats de la population pré-colombienne, qui a presque complètement disparu dans la plupart des territoires colonisés par les Britanniques, les Néerlandais et les Français, sauf dans les territoires non insulaires (Guyanes et Bélize), populations amérindiennes avec lesquelles d'autres groupes ethniques présentent un certain nombre de caractéristiques similaires: les descendants des esclaves noirs qui avaient fui leur condition en se réfugiant dans les régions les plus reculées.

Plus récemment, de nouveaux mouvements migratoires ont amené, surtout dans les déaprtements d'outre-mer" français, où le niveau de vie est nettement supérieur à la moyenne régionale, des réfugiés d'Indochine et des immigrés économiques des pays les plus pauvres de la région, principalement Haïti, ce qui a suscité des réactions "nativistes" assez similaires à celles dont nous parleront plus loin à propos des Etats-Unis et de l'Europe occidentale.

Le cas des Etats-Unis ne correspond qu'en partie à un des types de sociétés esclavagistes et post-esclavagistes évoqués plus haut, puisqu'ils n'ont connu cette forme d'organisation économiques que dans les régions du Sud.

2. Les sociétés de colons-immigrants européens

Aux Etats-Unis, ainsi qu'au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande, la population autochtone (d'avant la découverte de ces régions par les Européens) a été réduite à une minorité très faible numériquement par divers moyens.

Cependant, à la différence des Caraïbes et du Brésil, l'importation de main-d'oeuvre non européenne, quand elle a eu lieu (esclaves négro-africains dans le Sud-Est des Etats-Unis, travailleurs chinois sous contrat en Californie), y a revêtu une importance nettement moins considérable que celle de main d'oeuvre originaire d'Europe au XIXème siècle.

La stratification sociale dans ces sociétés se caractérise d'abord par la permanence d'une strate inférieure fondée sur des critères "raciaux". A la différence du Brésil, où des unions "interraciales" (légitimes ou non) ont entraîné un métissage intensif et l'accession de certains mulâtres (ou d'autres types de métis) à des statuts sociaux supérieurs à ceux des Noirs ou des Amérindiens, les sociétés "blanches" du "Nouveau Monde" n'ont pas voulu mettre en péril leur hégémonie sociale en reconnaissant à des "Non-Blancs", même partiellement d'ascendance européenne, le droit d'être intégrés, au même titre que les Blancs, dans une structure sociale fondée sur des critères socio-économiques.

Cette situation des "Non-Blancs" a pu être préservée jusqu'au moment où la "cristallisation" de leur statut (selon le terme utilisé par LENSKI en 1954: George LENSKI, "Status crystallisation: a non-vertical dimension of social status", American Sociological Review, vol. 19, pp. 405-414 ) a éclaté, de par l'apparition d'élites économiques et éducationnelles en leur sein: on peut imaginer par exemple le cas d'un dirigeant d'entreprise, dont le revenu dépasse de loin celui de l'Américain moyen et qui a en poche un diplôme d'une des meilleures universités du Nord-Est, mais qui se voit refuser l'accès à un club parce qu'il n'est pas blanc !

Le rôle de l'ethnicité dans la différenciation sociale semble moins important pour les groupes ethniques blancs non-WASP (litt. "Blancs protestants d'origine anglo-saxonne") de ces quatre sociétés, si l'on excepte le cas particulier des Québécois francophones, socio-économiquement handicapés par la préservation de leur langue au détriment de l'anglais, langue dominante dans les secteurs-clés de l'économie nord-américaine (voire mondiale). Si l'on peut observer une spécialisation ethnique dans certains secteurs d'activité, celle-ci tend cependant à disparaître avec le temps, même si certains groupes restent surreprésentés dans des professions très spécifiques. 1

3. La Belgique

Le cas de la société belge est assez exceptionnel, étant donné d'une part la division ethnique originelle fondée sur des critères linguistiques, d'autre part la division entre "autochtones" et "étrangers" sur base de la nationalité. Ces deux divisions à caractère ethnique sont de nature assez différentes. La première a été résolue par la quasi fédéralisation du Royaume: aujourd'hui, il existe deux sociétés à stratifications sociales basées sur des critères socio-économiques et non plus ethniques. La seconde revêt de plus en plus les caractéristiques d'une différenciation socio-économique, et surtout éducationnelle, si l'on excepte le non accès à la fonction publique pour les non Belges, et il est encore trop tôt pour parler d'une stratification ethnique sur base "raciste" comme cela semble être le cas au Royaume-Uni, où les immigrants sont beaucoup plus facilement reconnaissables par leurs différences phénotypiques d'avec les autochtones (on parle d'ailleurs de "Black Britons" pour désigner les Britanniques d'origine indo-pakistanaise, antillaise ou africaine), ou en RFA, où le concept de "nation allemande" nie tout droit aux immigrés "non allemands" tout en accordant automatiquement les pleins droits (y compris politiques) à tout immigré polonais, russe ou roumain se prétendant "ethniquement allemand".

Etant donné la division entre "nationaux" et "étrangers" en Belgique, il est donc encore difficile à l'heure actuelle de déterminer l'influence exacte de l'ethnicité sur la stratification sociale: le statut social d'un fils d'ouvrier italien est-il conditionné par l'origine ethnique de son père ou par son origine socio-éducationnelle ?

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L'ETHNICITE DANS QUELQUES ECRITS DE TALCOTT PARSONS

Pierre-Yves LAMBERT
(travail pour un cours de sociologie à l'ULB, juin 1987)

Parmi les travaux de T. Parsons, plusieurs abordent le thème de l'ethnicité, et de son rôle dans la stratification sociale et politique de la société américaine. L'importance de cette problématique dans l'analyse sociologique contemporaine en Amérique du Nord nous a poussé à nous pencher sur quelques écrits de Parsons sur ce sujet, car il est l'un des seuls grands sociologues de ce siècle à l'avoir intégrée dans une théorie générale de la structure sociale, permettant ainsi une analyse plus nuancée des manifestations de solidarité ethnique qui ont jalonné l'histoire des Etats-Unis depuis plus d'un siècle.

Dans "An analytical approach to the theory of social stratification" (1940), Parsons définit la stratification sociale comme "the differential ranking of the human individuals who compose a given social system and their treatment as superior and inferior relative to one another in certain socially important respects" (p.69).

A cette époque, il ne mentionne ni l'ethnicité ni l'appartenance "raciale" (phénotypique) comme des bases potentielles d'évaluation différentielle pouvant servir à l'élaboration de sa théorie de la stratification sociale. Cependant, il faut noter qu'un des aspects du status différentiel repris par Parsons est l'appartenance à une unité de parenté (kinship unit). Il oppose le système de "castes", où tout statut hiérarchique est ascriptif (comme en Inde), au système d'"égalité des chances", où la naissance n'a aucun rapport avec le statut de classe. Il ajoute que, généralement, plus les groupes de parenté étendue sont solidaires, en particulier au-delà des générations, plus le système de classe se rapprochera du système extrême (dans la polarité évoquée plus haut) des castes.

Mais Parsons, à cette époque, ne mentionne comme groupe de parenté "relevant" dans la stratification sociale aux U.S.A., que la famille, en particulier la famille conjugale qui est "l'unité dominante dans notre société". Il précise en outre que si "l'affiliation parentale (kinship affiliation) est le critère primaire du statut de classe d'un individu", cela ne veut pas dire que "la structure de classe dans une société doit être expliquée biologiquement": la perdurance d'un système de castes est liée à d'autres éléments que la naissance, et c'est également la combinaison d'autres éléments qui conduit au changement de statut de classe de groupes de parenté dans un système de classe plus ouvert. Il évoque enfin l'aristocratie dans la France de l'Ancien Régime et dans la Rome Antique, mais n'aborde pas la situation des groupes ethniques et raciaux aux U.S.A.

Dans un essai écrit en 1947, "Certain primary sources and patterns of aggression in the social structure of the Western World", il écrit que "les variations au sein de n'importe quelle population ethnique sont de loin plus significatives que celles entre des "races" ou des groupes nationaux". Il considère que la croyance de l'homme occidental en sa supériorité, individuelle ou du groupe auquel il s'identifie, si elle "diminue son anxiété sur ses propres aptitudes", crée cependant des réactions d'agressivité entre individus ou groupes se concevant en termes de supériorité et d'infériorité.

Il souligne également que "les valeurs autour desquelles les réactions fondamentalistes (ultra-traditionnelles) tendent à se grouper sont celles qui fondent et symbolisent les groupes à solidarité informelle: la famille, les classes, les groupes religieux, ethniques et nationaux". Selon lui, "la position d'infériorité dans laquelle se trouvent les traditionnalistes les amène à mobiliser leur agressivité refoulée, et les entraîne à des réactions 'déraisonnables'".

L'agressivité, dans la civilisation occidentale, "tend à se fixer sur des antagonismes entre groupes solidaires", en particulier entre groupes ethniques et religieux, et surtout entre nationalismes. La solidarité de groupe et l'appel à des sentiments "infra-rationnels" "contribuent dans une large mesure à apaiser les anxiétés morbides si répandues", et l'antagonisme entre groupes permet de transférer sur un objet symbolique des réactions qui, sinon, mettraient en danger cette solidarité de groupe. D'un côté, le groupe auquel ego appartient éprouve un sentiment de supériorité vis-à-vis des autres, d'autre part il accuse l'autre groupe de s'attribuer une supériorité illégitime, et de revendiquer une position éthique, prétention évidemment trompeuse et mensongère. Parsons cite comme exutoire des conflits internes des groupes "l'hostilité contre les Juifs, entre les classes, contre les Noirs, contre les catholiques, contre les étrangers", mais précise qu'à son avis c'est le nationalisme qui constitue "le foyer le plus important et le plus sérieux de ces tendances".

Dans "Social classes and class conflict in the light of recent sociological theory" (1949), il considère que "le statut, l'attribution de rôle (role allocation) et le processus de mobilité d'un statut à un autre se posent en termes d'individus et non de groupes solidaires comme les groupes de parenté et les castes". Plus loi, il définit la classe sociale comme "une pluralité d'unités de parenté qui, dans la mesure où le statut dans un contexte hiérarchique est partagé par leurs membres, ont approximativement des statuts égaux".

Il n'en considère pas moins que, dans la société occidentale, "la solidarité nationale tend généralement à prendre l'avantage sur la solidarité de classe et que, d'une façon encore plus générale, la solidarité des groupements ethniques est en particulier d'une importance cruciale". Il ajoute d'ailleurs qu'à cet égard Marx s'est limité à un seul type de conflits parmi plusieurs possibles, la lutte des classes centrée sur la structure du processus de production, sans démontrer que celui-ci était le plus "crucialement significatif".

Parsons aborde plus explicitement la place de l'appartenance ethnique dans la stratification sociale, place très importante selon lui, dans "A revised analytical approach to the theory of social stratification" (1953). En effet, il la considère, avec certains aspects de la religion, comme la base la plus importante pour la différenciation de statut en-dehors de l'occupation et de la parenté (il cite cependant également les aspects rural-urbain et régionaux de la communauté), et cite comme exemple le plus marquant celui des Noirs américains. Il ajoute que "l'ethnicité tend dans une certaine mesure à préserver des 'pyramides' relativement indépendantes" dans la société globale, malgré la dispersion des membres d'un même groupe ethnique au sein de la structure de classe.

Il prévoit cependant un affaiblissement probable de son importance dans la société américaine, qui a permis la préservation des distinctions ethniques par son degré élevé de "looselessness". Un autre facteur qui a contribué au maintien de celles-ci est "le traditionalisme ethnique en tant que défense contre l'insécurité" . Cependant, "des forces très puissantes d'acculturation sont à l'oeuvre qui tendent à détruire les traditions ethniques distinctes".

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1(note de 2012) voir aussi http://en.wikipedia.org/wiki/Status_inconsistency et des explications de Lensky en 1982