QUELLE CITOYENNETE POUR LES EMIGRES ?

Pierre-Yves LAMBERT (paru dans Nouvelle Tribune, octobre 1997)

Les dépliants édités et diffusés par le Ministère (italien) des Affaires Etrangères afin d'inciter les émigrés italiens à participer nombreux aux élections des Comites (Comités des Italiens à l'étranger 1) le 22 juin dernier affirmaient fièrement "Les bonnes racines donnent toujours des bons fruits. Le 22 juin, cultive tes racines. Elis ton Comites." Après coup, le directeur du mensuel bruxellois Qui Italia a néanmoins pu titrer son article "Résultats décevants: seuls 15% ont voté" 2: en Belgique, sur 218.630 électeurs inscrits, seuls 36.086 (16,5%) ont en effet participé à cette élection, ce taux s'élevant à 14,9% pour l'ensemble de l'Europe et à 20,45% pour l'ensemble du monde 3.

Pour Daniele ROSSINI, le message des non électeurs peut être interprété de deux manières: soit ils n'en ont rien à faire de l'Italie, soit ils n'en ont rien à faire des Comites. La seconde explication lui semble la plus plausible: "l'immense majorité de nos compatriotes, et en particulier les nouvelles générations, ne croient pas aux Comites, que ce soit parce qu'ils ne connaissent pas leurs fonctions et leurs potentialités, ou parce que ces organismes - à quelques exceptions près - se sont jusqu'à aujourd'hui révélés incapables de percevoir, d'interpréter, de représenter les demandes, les besoins, les attentes sociales et culturelles de la collectivité italienne".

Il est néanmoins intéressant de comparer ces taux de participation à ceux enregistrés lors d'élections similaires en décembre 1996 pour les Espagnols du Brabant (2,3%) ou pour les Portugais de Belgique (4,5%) 4. En France, alors que seuls 4.362 électeurs (0,4%) sur 1.210.000 s'étaient déplacés pour élire les seize membres du Conseil des Communautés Portugaises en avril 1997, deux mois plus tard ce sont tout de même 41.081 Italiens sur 322.330, soit 12,75%, qui ont pris part à l'élection des Comites.

Comme le note encore Monsieur ROSSINI, "les élections du 22 juin devaient constituer un test important avant l'exercice du droit de vote à l'étranger", pour l'élection directe par les Italiens à l'étrangers de membres du Parlement, mesure adoptée par la Chambre il y a peu par la révision de l'article 48 de la Constitution italienne. A cet égard, "il est permis de se demander si, quand le droit de vote à l'étranger arrivera, il ne sera pas trop tard: parce que, à ce moment, on pourra voter aux élections communales dans le pays de résidence, parce que les vieilles générations auront encore plus diminué en nombre, parce que les nouvelles générations ne sont en rien intéressées par la politique italienne".

Une autre question pourrait également être posée, dans le sens inverse: au vu de la faible participation électorale aux Comites, quelle légitimité auraient ces députés des Italiens de l'étranger face à leurs collègues élus en Italie ? Cette question se pose d'ailleurs de la même façon pour les sénateurs des Français de l'étranger, élus par un Conseil Supérieur des Français de l'Etranger qui ne représente lui-même qu'une petite minorité desdits "Français de l'Etranger". Question subsidiaire: jusqu'à quelle génération restera-t-il légitime à des "émigrés" de peser par leurs votes sur la vie politique d'un pays où ils n'ont pour la plupart jamais vécu ?

Ce problème existe d'ailleurs déjà, en Italie comme en France, pour les élections locales ou autres auxquelles des enfants ou des petits-enfants d'émigrés peuvent participer, à condition de se rendre sur place le jour des élections voire, dans certains cas, par procuration. L'auteur du présent article, né en Belgique de père français et ayant toujours vécu dans ce pays, a ainsi participé à sa première élection communale à l'âge de dix-huit ans à... Béthune, sous-préfecture du Pas-de-Calais où il n'a jamais passé plus d'une semaine d'affilée ! L'immigré algérien ou portugais installé à Béthune depuis dix-huit ans ou plus n'a pas eu, lui, cette opportunité de désigner les élus de sa municipalité, pas plus en 1983 qu'en 1989 ou en 1995 d'ailleurs... en attendant 2001 ?

La préservation de la nationalité d’origine - et donc de la citoyenneté - des émigrés et de leurs descendants est un problème qui se pose d’ailleurs également pour les Belges qui vont s’établir à l’étranger: impossibilité de participer à la vie politique belge sinon par l’entremise des sections d’outre-mer des partis politiques et perte de la nationalité en cas d’acquisition de celle du pays de résidence. Ce problème est régulièrement soulevé par certains parlementaires.

De plus, la Convention de Strasbourg, adoptée par le Conseil de l’Europe le 6 mai 1963 en vue de réduire les cas de « pluralité de nationalité » entre états membres, a été ratifiée par la Belgique le 19 juillet 1991 - alors qu’elle était déjà d’application en France et en Italie depuis 1968. Désormais donc, le ressortissant belge établi dans un autre état membre du Conseil de l’Europe qui acquiert volontairement (option, naturalisation, réintégration) la nationalité de celui-ci perd donc automatiquement sa nationalité belge. Et de même pour les résidents européens en Belgique. Seule exception, « l’enfant possédant à la naissance les deux nationalités les conserve, sauf s’il choisit de renoncer à l’une d’entre elles », « par exemple, un enfant de père belge et de mère française, ou vice-versa, est à la naissance double national et conserve ses deux nationalités » 5. Quant aux Italiens, contrairement à une opinion assez répandue, la loi (italienne) du 5 février 1991 leur permet de conserver leur nationalité d’origine même en cas d’acquisition volontaire d’une autre nationalité, mais cet aspect de la loi n’est pas valable dans les pays qui ont ratifié la Convention de Strasbourg (article 26.3). « Par conséquent, si un citoyen italien acquiert par naturalisation par exemple la nationalité américaine, puisque les Etats-Unis ne sont pas signataires de la Convention de Strasbourg, il reste également citoyen italien, alors que si le même citoyen italien acquiert la nationalité belge (...) il perd automatiquement la nationalité italienne. 6»

Qu’il s’agisse des Belges établis dans d’autres pays européens ou des Européens établis en Belgique, la décision d’acquérir volontairement la nationalité du pays de résidence ne se prend donc pas à la légère car elle implique pour l’intéressé une rupture émotionnellement plus chargée que certains se l’imaginent. Résultat: la persistance d’étrangers «statistiques» qui résident en Belgique depuis trente, quarante ans, ou y sont nés de parents «étrangers», qui n’auront - peut-être - accès qu’à une citoyenneté communale en 2000. Notons tout de suite que le problème ne se pose pas pour les Marocains ni pour les Turcs 7, bien que la Turquie soit membre du Conseil de l’Europe. Pourquoi a-t-on voulu limiter les cas de «pluralité de nationalités» ?       «Dans le but de réaliser une union plus étroite entre les différents Etats membres», d’après le Consulat général de France à Bruxelles 8, qui considère néanmoins par ailleurs que «l’importance du nombre de doubles-nationaux (...) représente (...) un gage d’ouverture dans le pays d’accueil» !

Un protocole additionnel à la Convention de Strasbourg, adopté le 2 février 1993, prévoit cependant la possibilité, dans certaines circonstances, de conserver la nationalité d’origine même en cas d’acquisition volontaire de la nationalité d’un autre pays signataire. Jusqu’ici, des accords en ce sens ont déjà été conclus entre l’Italie et la France (applicables depuis le 24 mars 1995), et entre l’Italie et les Pays-Bas (applicables depuis le 20 août 1996). Pourquoi la Belgique ne prendrait-elle pas une initiative dans le même sens, tant vis-à-vis de ses ressortissants établis en France et en Espagne par exemple que des ressortissants européens en Belgique ? Et, tant qu’on y est, pourquoi ne pas mettre en discussion l’abrogation de cette inutile et vexatoire Convention de Strasbourg ?

Les missions des Comites 9
· ils promeuvent, en collaboration avec les autorités consulaires, des initiatives dans tous les secteurs liés à la vie sociale et culturelle de la communauté italienne résidant dans la circonscription
· ils expriment les avis, les propositions et les recommandations sur les initiatives que les autorités consulaires veulent entreprendre dans les secteurs susmentionnés et sur les demandes d'aide émises par les associations, sociétés et comités qui déploient des activités en faveur de notre communauté
· ils coopèrent avec les autorités consulaires pour la défense des droits et des intérêts des citoyens italiens
· ils signalent aux autorités consulaires les éventuelles violations des conventions et des normes internationales qui concernent les travailleurs italiens
· ils collaborent avec les autorités consulaires quant à la surveillance et au respect des contrats de travail, quant aux conditions de sécurité et d'hygiène des lieux de travail, quant à l'insertion des enfants d'Italiens dans les écoles, quant à l'application effective des initiatives du pays d'accueil tant en vue d'une meilleure intégration que d'un maintien des liens avec l'Italie"

1 Comitati degli Italiani all'Estero

2 Daniele ROSSINI, "Risultati deludenti: ha votato solo il 15%", Qui Italia (Bruxelles), juillet-août 1997, p.2

3 les résultats complets sont publiés dans le même numéro de Qui Italia, pp. 3-5

4 voir notre article dans Les Cahiers Marxistes, juin-juillet 1997

5 Consulat général de France à Bruxelles, Trait d’Union, n°4, mai 1997

6 « Chiarimenti sulla doppia cittadinanza », Qui Italia, juin 1997, p.25

7 d’après le Consulat général de Turquie à Bruxelles du moins

8 op. cit.

9 Ministero degli Affari Esteri, Comites, Comitato degli Italiani


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