POUR UNE GESTION DEMOCRATIQUE DE LA SOCIETE MULTICULTURELLE

Pierre-Yves LAMBERT (rédigé en janvier 1995, extraits parus dans La Wallonie, 22/4/1995)

Selon certains intellectuels belgo-francophones, le risque existerait d'assister à des évolutions divergentes de la politique d'immigration/intégration/citoyenneté entre la Flandre et la "Communauté française". Au Nord, une conception "anglo-saxonne" fondée sur le concept de "minorités ethniques", au Sud, l'affirmation de l'égalité républicaine sans considération d'origine. De fait, parmi les responsables politiques francophones, il en est beaucoup qui nient farouchement le fait multiculturel au nom de l'interculturel salvateur. Cette attitude ne vise en fait qu'à déculturer les jeunes issus des minorités ethniques en tentant de leur imposer la rupture avec la première génération, celle de leurs parents, sans parler des générations précédentes, bref de leurs racines, globalement classées comme "archaïques", voire "intégristes". Il s'agit d'un débat qui a d'ailleurs provoqué de nombreuses scissions au sein des mouvements "beurs" et antiracistes en France il y a quelques années de cela. La société multiculturelle belge existe néanmoins bel et bien, n'en déplaise à certains, et il serait grand temps d'en assumer la gestion en ancrant celle-ci dans de solides principes démocratiques actuellement bafoués.

1. Pays "d'origine", pays "d'accueil" : confusions et collusions

Ces dernières années, on assiste, au sein des groupes ethniques issus de l'immigration en Belgique, au renforcement ou à l'implantation de diverses institutions liées à des régimes ou à des partis qui ont pour objectifs le renforcement du chauvinisme ethnico-politique (Loups Gris turcs), du conservatisme religieux (Milli Görüsh, branche extérieure du parti islamiste turc Refah ; Rabita, ligue musulmane contrôlée par l'Arabie Séoudite), de l'allégeance à un état fort (réseau de mosquées Diyanet, dépendant du ministère des cultes de Turquie) ou à un monarque autoritaire (Fondation Hassan II pour les Marocains résidant à l'étranger).

Actuellement, la plus grande confusion semble régner au sein des administrations compétentes quant à la politique à suivre dans ce domaine. Par exemple, on a appris par la presse, après les incidents de janvier 1994 entre chauvinistes turcs et forces de l'ordre, que les Loups Gris avaient reçu des subsides de la Communauté française. En 1993, un voyage au Maroc a été organisé par un service communal de Saint-Josse et des associations qui lui sont proches, voyage en partie financé par la Fondation Hassan II.

A l'Institut des Arts et Métiers, des enseignants venus du Maroc dispensent des cours de langue et culture arabe dont le contenu a été dénoncé il y a deux ans déjà au ministre de l'enseignement Di Rupo pour la soumission servile qu'il prônait à l'égard du roi Hassan II et de la dynastie alaouite en général. Certains établissements de l'enseignement officiel prêtent leurs locaux pour l'organisation, par les services culturels de l'Ambassade de Turquie, de cours équivalents pour les élèves originaires de ce pays. Moins connu, le contenu de ces cours exalte la supériorité de la nation turque et de son libérateur, Mustafa Kemal "Atatürk", à la gloire duquel les enfants doivent rédiger des poèmes ou réaliser des dessins. La STIB, service public, va peut-être lancer, dans un proche avenir, un projet commun entre sa "cellule de prévention" et la même Fondation Hassan II (cf. mensuel "Horizons Magazine" de novembre 1994), "dans les communes à forte concentration des populations d'origine marocaine"(sic).

Rappelons en outre que certains accords multilatéraux entre gouvernements européens visant à accroître la "sécurité" ont pour effet, au nom de la lutte contre le terrorisme, le trafic de drogues illicites et la traite des personnes humaines, d'étendre la collaboration aux services spéciaux marocains et turcs notamment, bien connus par les opposants de ces pays pour la délicatesse de leurs sentiments démocratiques. Des échanges d'informations ont ainsi déjà eu lieu entre la France et la Turquie, à l'occasion par exemple de la rafle dans les milieux supposés proches du PKK. Ces accords octroient de fait aux gouvernements des pays "d'origine" (jusqu'à quelle génération ?) un droit de regard, voire d'intervention indirecte, sur les activités politiques de leurs ressortissants à l'étranger, même si ceux-ci ont acquis la nationalité du pays de résidence.

2. Illusions et réalités dérangeantes

Il est à cet égard inquiétant de constater qu'une partie des démocrates et/ou progressistes d'origine turque ou marocaine, y compris même de jeunes intellectuels qui n'ont que peu, voire pas du tout, vécu dans ces pays, hésitent à dénoncer les exactions qui y ont cours, les justifiant même parfois au nom de la lutte contre le terrorisme et/ou l'intégrisme. Et ne parlons pas de l'attitude chauviniste masquée sous les oripeaux verbeux de l'anticolonialisme/anti-impérialisme primaire : "après tout, c'est notre pays, de quoi vous mêlez-vous ?". Rappelons enfin que nombre de "démocrates" ou "progressistes" d'origine marocaine ou turque nient le droit à l'autodétermination, même limitée aux droits culturels, des Sahraouis de la République Arabe Sahraouie Démocratique (membre de l'O.U.A.) ou des Kurdes d'Anatolie.

Et, de fait, il serait intéressant d'interroger, les nouveaux conseillers communaux bruxellois d'origine maghrébine sur l'attitude qu'ils adopteront face à des projets de coopération entre leur commune et le gouvernement marocain, via ou non la Fondation, ou avec les gouvernements tunisien ou algérien qui ne brillent pas non plus par le respect des droits de l'homme et de la démocratie. Il importe à ce sujet de bien se rappeler dès maintenant que ces personnes sont des représentantes de leur communauté parmi d'autres, et aucunement les représentantes privilégiées de celle-ci. Elles ont été élues sur des listes politiques, et elles représentent les électeurs de ces listes, de la même façon qu'un délégué syndical représente tous les travailleurs qui ont voté pour son syndicat, et non ceux qui sont issus du même village que lui. L'alternative, un système politique où les membres supposés d'un groupe ethnique X seraient amenés à élire des représentants spécifiques dans les assemblées à base territoriale, n'est pas politiquement acceptable en Belgique, malgré la dérive admise pour la constitution des listes aux élections régionales bruxelloises.

3. Frilosité, pillarisation et ingérences partisanes

Pendant longtemps, les autorités tant nationales qu'infranationales ont privilégié le recours aux nominations partisanes sans aucun contrôle démocratique des populations concernées, pour la gestion du culte musulman avec l'ex-Conseil des Sages comme pour les conseils consultatifs non élus, tant l'ex-Commission consultative des populations d'origine étrangère de la Communauté française que l'actuelle Commission mixte du conseil régional bruxellois, composée par de savants calculs additionnant un socialiste flamand d'origine marocaine, une nationaliste flamande d'origine turque, un libéral francophone d'origine marocaine, etc. Cette commission mixte a été utilisée comme modèle pour le nouveau conseil consultatif communal des non-Belges à Bruxelles-Ville.

Une autre "solution" imaginée par les brillants stratèges des gouvernements successifs avait consisté à laisser le champ libre à un consortium d'ambassadeurs de pays musulmans, le Centre Islamique du Cinquantenaire entre 1974 et 1991, seul habilité à sélectionner et à désigner les enseignants de religion islamique dans l'enseignement officiel et subventionné. Et ne parlons pas de la confusion organisée par la Communauté française au sein de la Fréquence arabe de Bruxelles, via l'imposition de consensus douteux et vite dénoncés entre personnes et groupes rivaux et inconciliables dans leurs ambitions respectives.

4. Proposition à débattre

En fait, seules des institutions démocratiques fondées sur des élections libres et transparentes, au niveau régional, communautaire et/ou fédéral, peuvent rendre possible une politique multiculturelle efficace et compatible avec le socle de cohabitation minimal entre les divers groupes ethniques présents sur le territoire de la Belgique. Concrètement, la solution la plus satisfaisante consisterait en la création de conseils culturels gérés démocratiquement par les personnes se reconnaissant dans le groupe ethnique concerné, sans considération de nationalité. Les compétences de ces conseils seraient limitées à la gestion culturelle, c'est-à-dire notamment à l'organisation des cours de langue et culture d'origine, à la promotion et à la diffusion de celles-ci dans l'ensemble de la population, y compris par la radio- et télé-diffusion, au soutien à la création. Dans d'autres pays, aux Etats-Unis par exemple, de telles institutions auraient un caractère purement privé, comme l'Arab Anti Defamation League, mais la nature fédérale et pluricommunautaire de l'Etat belge impose, par mesure d'équité, d'attribuer un caractère public à celles-ci.

Des exemples allant dans ce sens existent déjà à l'étranger, notamment au Québec, mais également en France, pour la gestion de l'enseignement des langues et cultures minoritaires : à côté des Corses et des Bretons, on trouve dans ces structures les Arméniens et les Roms ("Tziganes") par exemple.

Une telle proposition doit de toute façon être soumise à des débats éclairés par les expériences étrangères, qu'elles soient déjà bien rodées ou encore à un stade moins avancé. La relecture de certains classiques, comme Otto Bauer ou les théoriciens du bundisme juif, pourrait également inspirer les participants à de tels débats par leur vision d'une société multiculturelle démocratique et authentiquement socialiste.

5. Cadre politique global

Néanmoins, et cela doit être rappelé sans relâche, il ne sera possible de jeter les fondations d'une société multiculturelle vraiment démocratique que lorsque tous les droits politiques auront été reconnus à l'ensemble des résidents légaux dans les mêmes conditions, et non seulement aux détenteurs de la "nationalité belge", laquelle ne revêt d'ailleurs qu'un caractère essentiellement administratif recouvrant toutes sortes d'adhésions ethniques, des plus universalistes aux plus localistes.

La refondation du concept de citoyenneté distincte de la nationalité implique un passage à une unité territoriale pouvant susciter une identification commune de la part de tous ses résidents, la région par exemple. Mais elle doit également permettre l'expression autonome, l'auto-détermination non territoriale des composantes ethniques de la société auxquelles chaque individu reste libre d'adhérer ou non. L'évolution vers une société multiculturelle, polyethnique, est-elle un idéal moins souhaitable, moins politiquement correct que celui d'une société homogénéisée partageant une culture unique, comme le proposent les tenants du jacobinisme culturel ?


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Démocratie "à la belge"...

Pierre-Yves LAMBERT (paru dans La Wallonie, 17/02/1998)

Vendredi dernier, le gouvernement belge a décidé de tenter de faire passer par une loi électorale globale le droit de vote et d'éligibilité (partielle) aux élections communales et provinciales des ressortissants de l'Union Européenne. Exit donc les espoirs de voir ces droits étendus pour les prochaines élections à tous les résidents non belges, quelle que soit leur nationalité. Dont acte.

En Belgique, d'autres catégories de personnes n'ont pas non plus droit au chapitre quand il s'agit de décider de leur sort.

En prenant un exemple au hasard de l'actualité: les habitants de certaines communes qui se sont retrouvées du "mauvais" côté de la frontière linguistique quand celle-ci a été pérennisée (pour mille ans ?) par un accord entre "familles" politiques, sur base d'un recensement linguistique vieux de quinze ans. Pourquoi en effet s'embarrasser d'un vote émis par les personnes intéressées quand un instrument "objectif", un recensement en l'occurrence, permettait d'éviter certaines (mauvaises ?) surprises ?

Dans le même ordre d'idées, les habitants du Royaume de Belgique bénéficient de l'immense privilège de contribuer financièrement au fonctionnement de six cultes "reconnus". Le septième ne leur coûte rien, grâce à l'Etat belge qui a systématiquement empêché les Musulmans de s'organiser librement sans immixion de la Sûreté de l'Etat et des ambassades étrangères.

Parmi ces six grands consommateurs de deniers publics - puisés dans les poches des contribuables -, le culte "laïc", représenté par ses archiprêtres libéraux et socialistes, est censé dépenser lesdits deniers au nom de celles et ceux qui ne se reconnaissent pas dans un des autres cultes, mais qu'on prend soin de ne pas convier à l'éventuelle élection de ces "représentants" autoproclamés. Le culte catholique romain quant à lui bénéficie dans ce partage de la présomption de "catholicité" de la quasi totalité de la population du Royaume. Ici, il n'y a même pas de recensement... et encore moins d'élections !

Il y a une vingtaine d'années, au nom de la "rationalité", l'Etat belge a décidé que le nombre d'élus et de services publics communaux était décidément beaucoup trop élevé. Ca faisait un peu désordre. Il a donc procédé à une opération de "fusion de communes", faisant par la même occasion disparaître celles dont les bourgmestres étaient communistes. Sans consulter les populations concernées bien sûr: on est en Belgique, après tout, pays où les grands accords se font entre les "familles" politiques...

Dans la commune française où je reste électeur (Béthune, Pas-de-Calais), une "défusion" a eu lieu l'an dernier suite à une consultation populaire, et de nouvelles élections municipales ont eu lieu pour les deux entités ainsi créées. Qu'en pensent les habitants de certaines ex-communes des cantons de Halle et de Vilvorde, "fusionnées" au sein d'entités unilingues sans "facilités" ?

Tous les cinq ans, les travailleurs de Belgique participent aux élections sociales dans les entreprises que les patrons n'ont pas (encore) réussi à subdiviser afin de descendre sous le seuil au dessous duquel ces élections ne sont pas obligatoires. Ils n'ont le droit de voter que pour des listes présentées par les trois organisations syndicales reconnues. Trois organisations historiquement liées aux "familles" politiques dont il a déjà été question... Une quatrième organisation, regroupant des cadres, a dû mener une bataille juridico-politique pendant plus de vingt ans avant de se faire reconnaître le droit de présenter des listes de candidats à ces élections. Il y a quelque chose de pourri dans les racines du cerisier...

Les travailleurs des services publics, eux, font partie de la catégorie - déjà évoquée - des "recensés" pour lesquels tout vote est considéré comme superflu. Il suffit de procéder au comptage des affiliés de chacune des trois centrales reconnues pour déterminer qui "représentera" ces travailleurs vis-à-vis de leur patron. Quant aux gendarmes, n'en parlons pas: comme ils n'ont pas le droit de s'affilier à des centrales interprofessionnelles, c'est l'état-major qui choisit ses interlocuteurs parmi les syndicats-maison.

Une "petite phrase" d'un de nos éminents politiciens bruxellois à propos du droit de vote des non Belges aux élections communales résume bien cette conception très particulière d'une démocratie "à la belge": de toute façon, rien d'important ne se décide à l'échelon communal. Dans ce cas, comme je l'avais écrit à l'époque, pourquoi organiser des élections communales ? On pourrait tout simplement déterminer à l'avance la répartition des sièges entre les différentes "familles" politiques, avec éventuellement un quota pour les Flamands et pour les autres minorités ethniques de la capitale. Sur le modèle du "Pacte culturel"...

Et puisque le véritable pouvoir est entre les mains des entreprises "multinationales", et dans une moindre mesure de la Commission européenne, y a-t-il vraiment lieu d'encore organiser des élections régionales, fédérales ou européennes ? Soyons belges jusqu'au bout !

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