débats sur le négationnisme du génocide arménien
"Le Soir" du 19 mai, page Forum (p. 13)
carte blanche
Négationnisme et restriction des libertés
Olivier Corten
Professeur à l'ULB, Centre de droit international et de sociologie appliquée au droit international
Septembre 2005 : la Cour internationale de justice rend sa décision dans l'affaire opposant le Congo à l'Ouganda et affirme que des crimes contre l'humanité ont été commis en Ituri. Janvier 2006 : un spécialiste de droit international publie un commentaire de l'arrêt et critique la Cour en estimant que la qualification de crime contre l'humanité est abusive au regard de la fragilité des preuves disponibles.
Mars 2006 : ce spécialiste est poursuivi et risque un emprisonnement d'un an pour avoir exprimé son opinion scientifique.
Situation imaginaire ? Scénario orwellien ? Non, droit commun en Belgique, si le projet de loi tendant à élargir l'incrimination de négationnisme venait à être voté.
Encore l'exemple qui vient d'être exposé suppose-t-il qu'une juridiction internationale se soit prononcée.
Mais on imagine ce qui resterait de la liberté d'expression si l'on pouvait, comme le projet de loi le prévoit, emprisonner quiconque critique l'Assemblée générale ou le Conseil de sécurité lorsqu'il se fait que ceux-ci ont utilisé les termes de génocide ou de crime contre l'humanité. L'Assemblée et le Conseil ne sont pas, ni ne prétendent pas être, des juges. Il s'agit de deux organes politiques qui ont montré dans le passé qu'on ne pouvait assimiler leurs résolutions à des décisions coulées en force de chose jugée (qualification puis déqualification, au gré des majorités politiques changeantes, du sionisme comme idéologie raciste par l'Assemblée générale, attribution à l'ETA des attentats du 11 mars 2003 par le Conseil de sécurité...). Et voici que, toujours au nom de la défense des droits de l'homme, on propose encore de poursuivre tous ceux qui critiqueraient une décision du Parlement européen ou même du Parlement belge lui-même, qui qualifierait de génocide ou de crime contre l'humanité telle ou telle situation historique particulière. En prison, donc, ceux qui s'insurgeraient contre une décision éventuelle du Sénat belge de qualifier rétroactivement la politique de Léopold II au Congo de "crime contre l'humanité" !
Mais imaginons maintenant que le Sénat belge évoque un génocide dans une résolution de 2006, qu'une personne qui a critiqué cette résolution soit condamnée en 2007, alors qu'un juge français saisi d'un autre dossier estime quant à lui, en 2008, que ce génocide n'a pas eu lieu, car il faudrait lui préférer la qualification de crime de guerre. La personne condamnée en Belgique verra-t-elle sa condamnation remise en cause ? Ou le juge français sera-t-il lui-même poursuivi pour négationnisme ?
Nos représentants politiques, qui ne semblent se soucier que du débat spécifique sur le génocide arménien et de ses répercussions au sein de certains partis politiques, sont-ils réellement conscients de toutes les conséquences qu'entraînerait l'adoption d'un tel projet de loi ? On ose espérer que l'inconscience a ici prévalu sur la malveillance.
L'absurdité de ces scénarios, qui risquent pourtant de devenir bien réels si la loi est adoptée telle quelle, montre en tout cas tous les dangers qu'il y a à vouloir utiliser le droit pénal pour trancher autoritairement des débats historiques. Ni un juge, ni un organe politique, interne ou international, ne peut prétendre énoncer une vérité si définitive que quiconque la critiquerait devrait être menacé d'emprisonnement.
Incriminer le racisme, et donc la justification de tous les crimes racistes, est indispensable dans une société démocratique. Interdire indirectement la réflexion critique sur tous les événements qualifiés, par les uns mais pas toujours par les autres, de crimes de droit international, n'est pas seulement contraire aux principes les plus élémentaires de la liberté de réflexion et d'expression. La démarche aboutit aussi à décourager toute recherche sur des événements dont on prétend par ailleurs vouloir entretenir la mémoire.