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débats sur le négationnisme du génocide arménien

Le Soir 21 mai 2005 

(p.46)

Nier le génocide arménien: punissable ?

Faut-il sanctionner pénalement ceux qui nient le génocide arménien ? Le MR et Ecolo ont déposé des amendements en ce sens au projet de loi qui étend le champ d'application du délit de négation des génocides. Mais ce propositions ne convainquent pas le PS.

"Il faut une juridiction ad hoc"

A bout portant

Rusen Ergec
Professeur de droit à l'Université Libre de Bruxelles

Vous venez d'adresser une requête à la présidente du Sénat, au nom du Comité d'administration de l' ASBL Tosed (Turkish Business Association - Brussels), à l'heure où cette institution examine des amendements à un projet de loi qui viseraient à punir la négation du génocide arménien, au même titre que la négation du génocide juif. Quel est le but de cette démarche ?

A l'heure de voter la loi sur le négationnisme, certains ont prôné l'idée qu'elle devrait être étendue à d'autres génocides et pas seulement à la Shoah. C'est un argument tout à fait compréhensible. Des amendements ont alors permis de poursuivre également ceux qui nient un génocide constaté par le Conseil de sécurité, l'Assemblée générale de l'ONU, par une juridiction internationale ou une juridiction d'un pays membre de l'Union européenne. Cela ne pose pas de problème pour notre associadon. Mais deux nouvelles propositions d'amendement faisant indirectement référence au génocide arménien se sont finalement retrouvées à l'ordre du jour de la commission de la Justice du Sénat où, selon des rumeurs, la communauté arménienne fait pression. D'où cette lettre à la présidente de l'institution.

Dans cette lettre, vous proposez la constitution d'une commission internationale d'historiens turcs, arméniens et internationaux. Elle permettrait d'établir la réalité du génocide arménien, ou au contraire son inexistence.

On veut qu'il y ait un tribunal ou une commission internationale qui prenne une décision à laquelle la Turquie devrait s'engager à se soumettre. Ce serait une sorte de juridiction ad hoc pour les besoins de la cause. Elle serait composée d'historiens, car il faut consulter les archives. C'est une affaire de critique historique. y participeraient aussi d'éminents juristes et des hommes politiques. C'est ce que le Premier ministre turc Erdogan vient de proposer. La moitié de cette commission serait nommée par nos amis arméniens, l'autre moitié par les Turcs. Les personnes choisies nommeraient alors leur président. Toutes les parties du conflit de l'époque s'engageraient à mettre à disposition leurs archives. La Turquie est prête à le faire, les Arméniens refusent jusqu'à présent. On ne comprend pas. La commission les étudierait comme elle étudierait comme elle étudierait les arguments des Turcs et des Arméniens, avant de prendre une décision à laquelle Ankara s'est engagé à se conformer. Si elle conclut au génocide, la Turquie s'inclinera et en tirera toutes les conséquences.

Quelle est la réaction de vos « amis » arméniens face à cette démarche ?

Aucune.

La création de cette commission n'est-elle pas un voeu pieux: les archives peuvent être expurgées et les gouvernements concernés risquent bien de n'y laisser apparaître que ce qu'ils veulent bien ?

Les historiens sont capables de voir qu'il y a des lacunes dans les archives.

La question arménienne revient à l'avant de l'actualité alors que le 3 octobre prochain, les négociations d'adhésion à l'UE devraient être ouvertes à la Turquie moyennant conditions. Ne croyez-vous pas que la création de cette commission d'enquête permettrait surtout à Ankara d'aller sereinement jusqu'à l'automne, pour peu que les Turcs acceptent de lier la question arménienne à ses discussions avec l'UE, ce qui est hautement improbable.

Je ne dis pas que cette question pourrait être un préalable aux négociations d'adhésion.  Si tel est le cas, l'offre turque de constitution d'une commission internationale existe. Faut-il dire aux Turcs, sans autre forme de procès: « Non, non, non, ou alors vous acceptez (de reconnaître le génocide arménien) » ? Je vous rappelle que le chancelier allemand Gerhard Schröder a accepté la proposition turque (de créer une commission d'enquête). Il suffit de constituer cette commission, qu'elle commence ses travaux, et lui laisser par exemple un délai d'un an. La vérité éclaterait alors dans toute sa splendeur et nos amis arméniens en sortiraient renforcés.

Dans un texte que l'on peut trouver sur le site de l'Atlantis lnstitute (www.atlantis.org), vous parlez d'« hypertrophie des droits de l'homme », notamment parce que, dites-vous, leur accumulation nuit à la liberté d'entreprise. Ne craignez-vous pas que de telles considérations discréditent la démarche que vous tentez aujourd'hui auprès du Sénat ?

J'ai consacré ma vie à enseigner les droits de l'homme. Les droits deJ'homme, c'est très bien, mais on ne peut en accorder sans fin. Il faut aussi penser aux droits d'autrui, au devoir. Nous ne pouvons pas vivre dans une société individualiste à l'accès, ou s'émousse le sentiment civique et ou, surtout, la crédibilité des droits de l'homme en souffre.

Les prétentions du peuple arménien à la reconnaissance du génocide font-elles partie de ces droits qui vous paraissent excédentaires ?

C'est légitime de la part de nos amis arméniens. La Turquie reconnaît l'existence des tueries (de 1915). Le fait de déporter les gens et  lors de la déportation de les avoir laissé attaquer par des tribus kurdes et ne pas avoir empêché les massacres, constitue un crime contre l'humanité. C'est extrêmement grave ce qui s'est passé durant la Première Guerre mondiale.. De là à en faire un génocide, ce qui suppose la démonstration de l'élément intentionnel, il y a un pas. Et la Turquie nie ce point. Alors pourquoi ne pas constituer cette commission internationale ? Je vous rappelle que l'enquête de l'ONU au Darfour a en définitive démontré que s'il y avait crime contre l'humanité, il n'y avait pas génocide. La justice ne doit pas seulement être faite. Elle doit être perçue comme ayant été faite.

Propos recueillis par Pascal Martin

"Les historiens ont déjà reconnu le génocide"

A bout portant

Laurent Leylekian
Directeur de la Fédération euro-arménienne pour la Justice et la Démocratie

Le projet de loi de la ministre de la Justice, Laurette Onkelinx (PS), qui étend le champ d'application du délit de négation des génocides ne permettra pas, dans son état actuel, de sanctionner ceux qui nient le génocide arménien...

Ce projet sanctionne la négation des génocides reconnus par des juridictions internationales, ce qui n'est pas le cas du génocide arménien qui a été perpétré, dès 1915, avant l'instauration de ces juridictions. Bref, en l'occurrence, des dispositions législatives sanctionnant le négationnisme s'imposent. En France, par exemple, une loi spécifique reconnaît le génocide arménien. Mais le procès intenté à un négationniste sur la base de cette loi n'a pu aboutir, faute de dispositions prévoyant des sanctions.

Vous approuvez donc les amendements déposés par le MR, partenaire de. la majorité gouvernementale, et par l'opposition Ecolo, qui permettraient de sanctionner ceux qui nient des génocides reconnus notamment par le parlement européen ou le parlement belge, ce qui est le cas du génocide arménien...

Il est assez curieux de voir certains partis, à commencer par le PS, s'opposer à l'idée que le sénat envisage de sanctionner la négation d'un génocide reconnu par ce même Sénat en 1998, à l'initiative même du PS !

Vous affirmez que « le génocide des Arméniens souffre de très nombreuses attaques négationnistes en Belgique ».

Les peuples belges ne sont ni plus ni moins négationnistes que , les autres. Nous visons des cas I précis. L'exemple le plus connu est celui du secrétaire d'Etat bruxellois PS, Emir Kir. La Belgique compte une forte communauté d'origine turque qui s'est impliquée dans la vie politique belge, ce dont on ne peut que se féliciter. C'est un symbole d'intégration. Mais pour que cette intégration soit réussie, il faudrait que cette communauté se départisse des positions officielles de la « mère patrie ». Nous regrettons que ces citoyens belges croient devoir, en raison d'une filiation historique, relayer des positions politiques qui n'ont rien à voir avec l'esprit de la Belgique.

Comment jugez-vous la différence d'attitude entre le PS belge et le PS français, qui a déposé à 1'Assemblée nationale une proposition visant à sanctionner spécifiquement la négation du génocide arménien ?

Il y a les motivations électoralistes du PS belge. Et le poids important de la communauté identifiée comme « turque »... On oublie trop souvent qu'on y trouve aussi beaucoup de Kurdes, d'Assyro-Chaldéens et d'Arméniens.

Le PS avance qu'une reconnaissance internationale relativement large, multilatérale, du génocide s'impose pour sanctionner ceux qui nient...

C'est un argument fallacieux. La Belgique est souveraine. Par ailleurs, 9 Etats membres de l'Union ont reconnu le génocide arménien. Bientôt peut-être 10 ou 11... Dire qu'il n'y a pas consensus assez large revient à s'aligner sur la position négationniste de l'Etat turc. Nous avons aujourd'hui un travail historiographique important. Il y a davantage de preuves et de reconnaissance du génocide que pour n'importe quel autre événement historique. Mais on peut toujours en exiger davantage...

Le regard d'une commission mixte d'historiens ne s'impose pas ?

D'abord, une telle commission s'est déjà réunie en 1984 : le Tribunal permanent des peuples, composé d'historiens, de hautes personnalités morales, a statué sur base des dossiers fournis par toutes les parties, y compris l'Etat turc. Il a conclu à l'existence du génocide et à la responsabilité de l'Etat turc actuel. Ensuite, nous savons que la Turquie ne procède que par manoeuvres dilatoires: la Commission de réconciliation arméno-turque, de l'aveu même des membres turcs, visait à mettre un terme à la progression de la reconnaissance internationale du génocide. Enfin, voici deux semaines, suite aux propos du Premier ministre turc, qui proposait d'instaurer une nouvelle commission d'historiens, l'Association internationale des chercheurs sur les génocides a publié une lettre ouverte, où elle récusait la nécessité d'une telle commission, en raison du très grand travail historiographique qui a déjà été réalisé et qui conclut, au-delà de tout doute raisonnable, au génocide.

Vos contradicteurs turcs affirment que la république d'Arménie refuse d'ouvrir ses archives aux historiens...

C'est faux ! Simplement, nos archives d'Etat sont rédigées en arménien et sont donc peu accessibles aux Turcs. Mais elles sont parfaitement ouvertes. Un doctorant turc (NDLR : Yeftan Turkyilmaz) travaille d'ailleurs dessus actuellement. Nous sommes au-delà de ces soupçons. Je rappelle qu'une étude du secrétaire de la Commission des droits de l'homme des Nations unies concluait, voici deux ans, à l'applicabilité de la Convention de Genève de 1948 définissant le génocide aux actes perpétrés à l'encontre des Arméniens.

Bref, vous suivrez de près la position du PS lors de la reprise des débats au Sénat, ce mardi...

Il me semble qu'une position qui reviendrait à reconnaître le génocide, mais à ne pas sanctionner sa négation, est moralement indéfendable et politiquement dangereuse. C'est une position qui créerait une rupture entre l'élite et les populations. Une position qui participe d'une mondialisation libérale, où les choses se gèrent désormais en fontion de rapports de force. L'esprit européen, c'est non pas des rapports de force, mais des rapports de raison.

Propos recueillis par

RICARDO GUTIÉRREZ


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