www.suffrage-universel.be

débats sur le négationnisme du génocide arménien

LE SOIR | le 2005-05-30 | page 12

contrechamps

De la légitimité

Pierre Mertens

Ecrivain

S'il est une question qui sous-tend la plupart des relations qui se nouent sur le théâtre social, c'est sûrement celle de la légitimité.

Le tout n'est pas de prendre une décision, la parole ou une position, encore faut-il être légitimé à le faire. Ou à s'y, soustraire. (Certaines dérobades n'apparaissant pas plus justifiables, en effet, que certains passages à l'acte...) Le problème peut surgir à tout moment, dans des contextes très différents.

Si le prix attribué aux frères Dardenne me fait particulièrement plaisir, ce n'est pas seulement parce qu'il va à de si talentueux créateurs mais, par surcroît, à des hommes qui n'hésitent pas à manifester, d'aventure, leurs convictions sur des affaires qui traversent l'actualité. Et, le cas échéant, à l'opposé de l'idéologie dominante. On se souviendra de quelle manière il leur fut, un jour, reproché de manifester leur sympathie à l'égard de l'État d'Israël. En gros, cela revenait à leur dire : « Faites votre cinéma mais gardez-vous de vous prononcer sur des situations auxquelles vous n'entendez rien ! »

Cela me rappelle que, dans son pays, Günter Grass fut, à un moment donné, lynché par quelques médias pour avoir suggéré que la réunification de l'Allemagne ne s'était sans doute pas déroulée dans les meilleures conditions. Le maire de Hambourg lui reprocha vertement de se mêler de politique alors qu'il n'avait aucune compétence à faire valoir en l'occurrence. Voilà donc l'idée qu'on peut se permettre de se faire, à l'occasion, de la répartition des rôles sociaux au coeur du débat citoyen, et le peu de cas qu'on accorde alors à la parole des intellectuels, et des artistes... Ah ! légitimité, quand tu nous tiens !

Mais gagnons, sans tarder, le vif d'un sujet essentiel. Le débat qui s'ouvre au Parlement sur la sanction du négationnisme.

Nous apprenons que le très honorable président en exercice du Conseil européen, Jean-Claude Juncker, émet le sentiment qu'il faudrait abandonner la discussion du génocide des Arméniens par les Turcs en 1916... aux descendants des responsables de celui-ci et leurs victimes. On se pince, devant une telle démonstration, de ponce-pilatisme si l'on ose dire : « visionnaire » !

Alors qu'il n'est pas un jour où l'on n'évoque, pour les meilleures raisons du monde, dans le commentaire d'un procès en cours, le génocide du Rwanda, et quand on n'hésite pas à s'alarmer de celui qui serait déjà en cours au Darfour, il faudrait que l'anéantissement raciste et concerté d'un million et demi d'Arméniens demeure sujet à caution ?

Où l'on voit même un parti à vocation progressiste émettre des doutes sur l'opportunité et l'urgence d'une telle reconnaissance... Voudrait-on avoir pour un potentiel électorat turc les yeux de Chimène, on ne s'y prendrait bien sûr pas autrement...

« Je te baptise carpe ! » disait, jadis, un moine en désignant, un vendredi, la pièce de viande qui suscitait sa convoitise.

« Il n'y a pas eu de génocide au Biafra, écrivit un correspondant de guerre au Nigéria, à la fin des années soixante, mais concédons que tout s'est passé comme s'il y en avait eu un »... Apprécions l'exquise nuance. Elle vaut son pesant d'infamie.

« Vous avez dit génocide ? » Il existe, en amont du révisionnisme, une tendance à revoir à la baisse - comme on dit aujourd'hui - le monstrueux et l'innommable. Admirons au moins le sang-froid que nécessite telle acrobatie de l'esprit.

Mais puisque j'en suis à faire des citations, ajoutons celle-ci qui nous consolera un peu des autres : « Un fait est, à la fin, toujours plus fort qu'un lord maire ».

Elle nous rappellera peut-être qu'il y a quelque obscénité à soumettre au filtre de certaines qualifications juridistes et pharisiennes, l'énormité du crime. Après tout, ni « le crime contre l'humanité » ni le « génocide » n'existaient encore comme concepts, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Il fallut que celle-ci en fût le révélateur. À titre rétroactif, ce qui reste exceptionnel en droit pénal.

Pourtant j'entends le bourgmestre d'une commune de Bruxelles hésiter à employer le mot, s'agissant des Arméniens. Au nom de la Shoah, comme si celle-ci rejetait dans l'ombre toute « concurrence »...

La communauté juive, elle au moins, n'a pas été dupe, elle qui fut la première à manifester sa solidarité (entre génocidés, cela se fait) à l'égard des martyrs de 1916. Les victimes ne comparent pas leurs souffrances respectives sur des balances de fourmis.

Elles abandonnent de cyniques démagogues à leur comptabilité d'apothicaires. Minimiser l'abominable constitue en soi une telle violence, si souvent impunie : or, c'est le berceau même du négationnisme. Que le Parlement belge sache s'en souvenir, l'heure venue : le droit d'édicter même des imbécillités au nom de la liberté d'expression pourrait même constituer un droit de l'homme, hormis lorsqu'il confine, comme en l'espèce, au mortifère odieux.

Aussi, sanctionner largement le négationnisme, ce n'est pas seulement rendre service à la démocratie mais même à ces esprits forts enfin empêchés de proférer n'importe quoi et d'édulcorer le crime collectif et nationaliste.

Soyons clairs : si la Turquie d'aujourd'hui ne trouve, pour la défendre, que de tels colins froids et des Philistins, c'est plutôt mal parti pour elle... Nier l'évidence n'a jamais servi, à long terme, ceux qui la méprisent : même pas certains professeurs d'université que la barbarie de leurs ancêtres n'effraie pas, et ils rendraient un fieffé service à leur pays en exigeant de lui la vérité. De grands historiens et philosophes allemands s'en sont montrés capables pour ce qui les regardait et l'Histoire retiendra leur nom. Ne nous montrons pas complices de ceux qui... n'ont rien vu en Arménie !

A l'heure où nous écrivons ces lignes, nous ne connaissons pas encore le verdict des urnes, en France, sur la Constitution européenne.

Il est, cependant, des leçons à en tirer, quelle qu'en soit l'issue.

La confrontation s'est passée dans une telle ambiance - les médias ayant favorisé de façon parfois éhontée, le « oui » que même certains de ses partisans - dont je suis - en ont été troublés.

« Il faut être économe de son mépris, a dit un auteur célèbre, car les solliciteurs sont nombreux. »

Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'en France, maints partisans du « oui » n'ont guère été économes du leur. Leur suffisance fut souvent à l'aune de leur manque de don pédagogique. Déficit démocratique assuré.

« Vous n'avez pas le privilège du coeur », balança, un jour, un candidat à la présidence de la République à son concurrent.

Les partisans du « oui » n'avaient pas nécessairement le privilège de... l'Europe !

Cela laissera des traces et certaines blessures seront longues à se refermer. Même la victoire éventuelle du « non » ne suffira pas à les cautériser.

Mais ce serait jouer inutilement les Cassandre que, dans une hypothèse ou une autre, pronostiquer qu'une catastrophe doive se produire.

Les vrais ennemis de l'Europe - à quelque camp qu'ils se rattachent - ce sont toujours ceux qui désespèrent d'elle.

Dernier ouvrage paru : « La violence et l'amnésie », Ed. Labor.


www.suffrage-universel.be

débats sur le négationnisme du génocide arménien