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débats sur le négationnisme du génocide arménien

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Lettre ouverte à Monsieur le Sénateur Philippe Moureaux.

Publié le : 28-05-2005

Par D. Roger

"Elio Di Rupo tient à rappeler avec clarté que le PS reconnaît l'existence du génocide arménien. [...] Le projet de loi étend largement le champ d'application de la loi sur le négationnisme qui ne vise à l'heure actuelle que le génocide commis à l'encontre des juifs par l'Allemagne nazie. Ce texte pourra notamment s'appliquer au génocide arménien lorsque celui-ci aura été reconnu par une des instances visées. [...] Ce consensus de la Communauté internationale doit aller au-delà des résolutions sans portée juridique d'assemblées nationales ou européennes. Si tel n'était pas le cas, on risquerait demain de banaliser l'horreur qu'a été le génocide des juifs par un état moderne." (Groupe socialiste du Sénat de Belgique, site électronique, 25 mai 2005)

Monsieur le Sénateur,

Les propos que vous avez tenus à la radio et la déclaration figurant sur le site du P.S. belge circulent largement. Je vous prierais d'apporter quelques précisions à leur propos. Certes, M. Erdogan vient de réaffirmer que son pays ne reconnaîtra jamais aucun génocide, ce qui en dit long sur la sincérité de ses propositions de groupes d'études arméno-turcs.

Néanmoins rêvons une seconde, et imaginons que l'Etat turc reconnaisse spontanément le génocide des Arméniens et Assyro-chaldéens (sans passer par une juridiction belge, européenne ou internationale...) et qu'il en pénalise la négation en Turquie même, comme l'Allemagne l'a fait chez elle. Trouveriez-vous toujours aussi judicieux de rebaptiser le génocide des Arméniens ou d'en autoriser la négation en Belgique, au motif que l'interdire reviendrait à mettre en cause la singularité de la Shoah?

Diriez-vous que la Turquie, dans cette hypothèse, conteste l'unicité du génocide des Juifs et des Tsiganes ? Est-ce que la France conteste cette unicité, parce qu'elle a reconnu le génocide des Arméniens pour ce qu'il est, ou la Suisse, parce qu'elle en interdit la négation? Ce qui ressort des extraits ci-dessus, c'est que selon le P.S., reconnaître "avec clarté l'existence du génocide des Arméniens" ne banalise pas la Shoah, c'est interdire sa négation qui la banaliserait ! Interdire la négation du génocide des Tutsi ou des Bosniaques n'aurait pas le même effet banalisateur, en revanche. Ce qui apparaît également est que les sénateurs P.S. belges disqualifient, entre autres, les sénateurs et les députés français qui ont voté la loi de 2001, mais c'est en tant que sénateur(s) que vous-même(s), vous vous êtes estimé(s) qualifié(s) pour vous prononcer sur le sujet.

Cependant les premiers concernés, on le voit au nombre de congrès et conférences qu'ils organisent, que ce soit dans des universités israéliennes, au Mémorial de la Shoah à Paris ou ailleurs, aux articles qu'ils publient et au soutien indéfectible, officiel ou personnel, celui des laïcs comme des religieux, qu'ils apportent aux survivants des autres génocides, ne semblent pas partager vos craintes. Dans la vie quotidienne comme dans le monde académique ou journalistique, de très nombreux Juifs sont solidaires des Arméniens, et réciproquement. Ils se comprennent sans explication.

Quelques grands esprits objectent que le terme "génocide" ne peut s'appliquer rétroactivement aux exterminations antérieures à la Deuxième Guerre mondiale. En allant par là, celui qui a été victime de viols dans son enfance avant 1969 n'aurait pas subi d'actes pédophiles, puisque le mot ne s'utilisait pas jusqu'alors, le harcèlement moral ou le harcèlement sexuel n'auraient pas fait de ravages avant l'invention de ces expressions, et jusqu'aux découvertes d'Alzheimer, personne ne perdait la mémoire...

Il est légitime que le P.S. belge, comme n'importe quel parti, cherche des voix, et s'il vise l'électorat d'origine immigrée en général, turque en particulier, il n'y a rien là d'anormal. En revanche si parmi les électeurs d'origine turque, c'est précisément aux négationnistes qu'il tente de complaire, je voudrais qu'on m'explique en quoi les voix de ces derniers seraient moins répugnantes que celles de néo-nazis. Oui, qu'est-ce qui les rend plus estimables que les révisionnistes d'extrême droite, ceux qui perpétuent le crime par leur déni et leurs menaces, alors qu'ils savent très bien ce qui s'est passé, ayant tous les moyens de s'informer sur les réalités de 1915 et 1920, connaissant certaines confidences de leurs parents, et alors que statistiquement, il est impossible qu'un ou deux ancêtres n'aient pas participé au "travail" (appelé naguère "djiad") pour une partie d'entre eux au moins ? D'autres Turcs, en Belgique comme ailleurs, ont opté pour la défense des droits de l'homme et une position morale quant au passé, ils demandent que leur pays d'origine fasse la démarche qui sauverait leur honneur, ils risquent leur carrière, leur liberté, leur vie (cf. les appels au lynchage du romancier Orhan Pamuk) mais ces Turcs-là, visiblement, n'intéressent pas grand monde.

Le 17 décembre 2004, les responsables européens ont prouvé qu'un État peut exterminer systématiquement une partie de sa population, puis le nier sans vergogne, et se voir dérouler le tapis rouge. La signature de la République turque en bas de l'Acte final de la Constitution montre que toute négationniste qu'elle est, elle fait figure de candidate respectable. Poutine, les dirigeants chinois, soudanais ou autres seraient donc stupides de se gêner. D'ailleurs ils ne se gênent pas ! Comment, dès lors, avoir envie de confier l'Europe et ses enfants, nos enfants, à ceux qui leur serrent la main comme ils serrent la main à M. Erdogan ? Sont-ce ces mêmes responsables qui vont mettre sur pied un tribunal international pour juger les crimes turcs de 1895 à 1920 ?

Récemment, le tsunami en Asie et le décès du pape ont mis en évidence combien la générosité, la compassion, le chagrin sont communicatifs. La haine et le négationnisme le sont autant. Si les crimes contre l'humanité sont tous singuliers, comme l'a montré entre autres le professeur Yves Ternon dont j'espère que vous avez lu les ouvrages (au moins "L'innocence des victimes au siècle des génocides"), on constate que les discours négationnistes, eux, sont identiques quelle qu'en soit la cible. Celui qui cautionne la minimisation ou la négation d'un de ces crimes cautionne la minimisation ou la négation des autres. Toutes les saletés qui se disent légalement sur les morts arméniens (ou autres), se disent illégalement sur les morts juifs. Illégalement, mais elles se disent. Tolérez les unes, vous ferez exploser les autres.

Le numéro 2 du Front National français Bruno Gollnisch a affirmé qu'il fallait "laisser la question de la réalité des chambres à gaz aux historiens", en s'inspirant directement de M. Erdogan, lequel a été jusqu'à soutenir, en Norvège, que les Arméniens devaient des excuses aux Turcs, et qu'il ne fallait pas confondre émigration et génocide... Et pourquoi le Japon s'est-il mis à distribuer des manuels scolaires révisionnistes maintenant ? C'est que cela marche fort bien en Turquie. D'ailleurs, l'Europe n'a pas non plus souhaité froisser le gouvernement japonais, nous avons laissé Chinois et Coréens protester seuls.

Évidemment, le Sénat belge fera ce qu'il voudra. Mais si l'objectif est de ne pas heurter la "sensibilité turque", une sensibilité que les Arméniens et les Assyriens comme les Kurdes ont sentie sur leur peau, eux, autant qu'il adopte un texte législatif clair : "Il est interdit de nier tous les génocides, sauf celui des Arméniens."

Rapidement néonazis et autres se réclameront de l'exception turque pour se déchaîner. Arguant du droit à une égale liberté d'expression, ils vous diront que les décisions d'une poignée de juges, puisque seul un tribunal pourra déterminer ce qui est un génocide et ce qui ne l'est pas, ne sont pas plus inattaquables que celles des historiens ou celles de milliers de représentants élus de plusieurs nations, ils vous diront aussi que les cours internationales n'exercent qu'une justice de vainqueurs, une justice qu'ils contestent donc, puisque d'autres contestent les jugements des tribunaux de Staline, de McCarthy, ou des dictateurs latino-américains. Il faudra trouver à leur répondre.

Il est regrettable que tant d'hommes politiques occidentaux préfèrent aux démocrates turcs, abandonnés de presque tous, un M. Erdogan, dont l'acharnement dans le mensonge amène à s'interroger : qu'est-ce qui l'anime, ce leader islamiste fraîchement converti au "modéré" et qui va chaque année fleurir le mausolée de l'exterminateur en chef Talaat ? Ce démocrate qui prolonge le génocide en le niant, en continuant à faire le recel des cadavres, des terres, des maisons et des biens spoliés, et qui non content de laisser la foule hurler qu'il faut "envahir l'Arménie et finir le travail" (quel aveu!) s'efforce de le poursuivre. Car à quoi sert un blocus, sinon à essayer de faire crever un peuple par manque de nourriture et de médicaments ?

Je suppose, Monsieur, que si quelqu'un enfonce votre aile de voiture, vous trouveriez normal qu'il reconnaisse les faits et vous dédommage ? Vous ne supporteriez pas qu'il vous dise qu'il ne s'est rien passé et exige de vous des excuses, ou que l'on vous enjoigne de vous taire et congratule le coupable ? Mais quand il s'agit de l'anéantissement d'un peuple sur ses propres terres, par des hommes qui d'après les témoins "ont fait ce qu'aucune bête sauvage ne ferait" et dont les descendants sont toujours assis sur des corps qui n'arrivent pas à refroidir, il faudrait supporter ce que personne ne tolèrerait pour un pare-chocs abîmé ou un capot rayé.

La France a les regards tournés vers la Belgique, car comme elle, elle ne condamne pour l'instant que la négation de la Shoah.

Si une loi discriminatoire est votée, la demande logique qui suivra sera d'interdire chez vous toute mention du génocide des Arméniens et de l'occupation de Chypre sous peine d'emprisonnement, comme c'est le cas en Turquie. La "sensibilité turque" serait alors tout à fait sauve, et les défenseurs turcs des valeurs européennes n'auraient plus qu'à se trancher les veines.

Pour finir, je crois que mes amis juifs n'aimeraient pas qu'il soit fait appel à la mémoire de leurs morts et à l'unicité de la Shoah pour ménager les négationnistes d'un autre crime contre l'humanité. Et je repose la question : si la Turquie elle-même interdisait de nier le génocide des Arméniens, si les Turcs de Belgique ne faisaient plus pression sur vous, parleriez-vous encore comme vous le faites aujourd'hui?

Je vous prie d'agréer, Monsieur le Sénateur, l'expression de mes salutations distinguées.


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