Pierre-Yves Lambert, La participation politique des allochtones en Belgique - Historique et situation bruxelloise, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant (coll. Sybidi Papers), juin 1999, 122p., ISBN 2-87209-555-1 |
avertissement: cette version en ligne ne correspond pas exactement à l'ouvrage publié en 1999, qui reste disponible chez l'éditeur Academia-Bruylant, de même que d'autres dans l'excellente collection Sybidi Papers, elle ne peut donc être utilisée pour les citations |
Sommaire - Introduction -Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III - Chapitre IV - Chapitre V - Conclusions - Sources |
I. 1. Nationalité et citoyenneté en Belgique: un historique
La question de la reconnaissance des droits politiques à des personnes pourtant détentrices de la nationalité belge a depuis toujours posé problème, en métropole vis-à-vis des Belges moins fortunés ou moins instruits, ainsi que des femmes, puis des Belges d'origine étrangère, au Congo belge pour les "indigènes" comme pour les "métropolitains". Cette attitude paternaliste de la part des classes dirigeantes belges a donc prévalu au fil des décennies au détriment de divers groupes de population, et n'a en fait aucunement disparu, comme on le verra à propos du débat sur le droit de vote des étrangers (voir infra).
Les premiers citoyens belges
Pour les premières élections au Congrès national en 1830, les personnes éligibles incluaient, outre les Belges de naissance et les personnes bénéficiant de l'indigénat (voir infra), "les étrangers qui avaient établi leur domicile en Belgique avant la formation du royaume des Pays-Bas [1815] et qui continuaient d'y résider"; les électeurs devaient "être né[s] ou naturalisé[s] belge[s] ou avoir six années de domicile en Belgique" (Coenen 1997: 76-77).
De nombreux Français et Néerlandais s'étaient installés en Belgique pendant les périodes française (1795-1815) et néerlandaise et y avaient fait souche, de même que des Allemands, et les ouvrages traitant du droit électoral belge et de la nationalité au XIXème siècle détaillent avec beaucoup de précision les différentes catégories qui avaient ou non droit à la nationalité belge, y compris les habitants originaires des parties du Limbourg et du Luxembourg que le jeune royaume avait dû céder aux Pays-Bas en 1839 ou des villes françaises annexées aux provinces belges des Pays-Bas en 1815 (Delcour 1842, Giron 1890).
Rappelons par ailleurs que la citoyenneté était déjà largement découplée de la nationalité en raison du système de vote exclusivement masculin et limité à une part infime de la population selon des critères dimposition (vote censitaire) et/ou sociaux (vote capacitaire). Le suffrage universel masculin ne date que de 1893 (à partir de 30 ans et "tempéré" par le vote plural), le principe "un homme, une voix" de 1921 (de facto aux législatives de 1919, à partir de 21 ans).
Le nombre délecteurs passa ainsi de 136.775 en 1892 à 1.354.891 en 1893 et 2.102.710 en 1921 (Bouckaert et al. 1998: 22). Quant aux femmes, elles devinrent électrices communales en 1921, ainsi quéligibles sous certaines conditions à toutes les assemblées, et enfin électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes en 1948.
Naturalisés ordinaires et grands naturalisés
Au Royaume des Pays-Bas, certains étrangers avaient été assimilés aux sujets néerlandais sous le régime de l"indigénat" par l'article 10 de la Loi Fondamentale du 24 août 1815 qui leur "conférait ladmissibilité à toutes les fonctions publiques sans distinction", en ce compris donc le droit de vote et déligibilité à tous les niveaux (Delcour 1842: 17-18). Il s'agissait cependant d'une possibilité transitoire offerte seulement pendant la première année suivant la promulgation de ladite loi à des personnes nées à l'étranger et résidant aux Pays-Bas (Standaert 1923: 122). En fait, "l'obtention de cette faveur équivalait à ce que nous appelons la grande naturalisation" (Giron 1890: 106).
Ces droits leur furent également reconnus dans la Belgique indépendante par l'article 15 de la Loi du 27 septembre 1835 sur la naturalisation, sous réserve qu'ils résident encore en Belgique au 1er décembre 1830 et qu'ils y aient conservé leur domicile au moins pendant les cinq années suivantes (Delcour 1842: 17-18, Giron 1890: 106, Standaert 1923: 124). Les autres naturalisations pendant la période néerlandaise (1815-1830) ne donnèrent droit, tant dans le Royaume des Pays-Bas que dans le Royaume de Belgique après 1830, qu'à une citoyenneté limitée à l'électorat communal (Otto 1911: 117).
Larticle 5 de la Constitution belge de 1831 prévoyait la distinction entre "naturalisation ordinaire" et "grande naturalisation". Il fallait avoir reçu la grande naturalisation pour être éligible à la Chambre des représentants ou au Sénat, pour devenir ministre ou pour prendre part aux élections parlementaires. Néanmoins, comme lexplique le juriste Delcour (1842: 16), "il suffit davoir obtenu la naturalisation ordinaire pour devenir électeur dans la commune". Cette distinction existait déjà dans les entités politiques " belges " antérieures à l'annexion française de 1795 (cf. encadré).
"Dans les anciennes provinces belges la naturalisation minima qu'on dénommait aussi "droit d'incolat", résultait de plein droit de l'établissement d'un domicile sans esprit d'abandon; quant à l'admission aux droits complets du régnicole, elle était subordonnée à l'octroi spécial de lettres de naturalisation accordées par le Prince et entourées de formalités nombreuses." (Otto 1911: 117)
Ce n'est qu'en 1976, soit près d'un siècle et demi plus tard, que les naturalisés "ordinaires" et les personnes ayant acquis la nationalité par mariage se virent également reconnaître le droit de vote, mais non déligibilité, à toutes les élections. La distinction entre naturalisation ordinaire et grande naturalisation na été supprimée de la Constitution quen 1991 (Moniteur Belge 15/2/1991).
Loi du 6 août 1881 (Giron 1890: 108)
Pour pouvoir obtenir la grande naturalisation, il faut:
être âgé de vingt-cinq ans accomplis
être marié ou avoir retenu un ou plusieurs enfants de son mariage
avoir résidé en Belgique pendant dix ans au moins
Ce délai est de cinq ans, au lieu de dix, pour l'étranger qui a épousé une Belge ou qui a retenu de son mariage avec une Belge un ou plusieurs enfants.
La grande naturalisation ne peut être accordée aux étrangers non mariés, ou veufs sans enfants, que lorsqu'ils ont atteint l'âge de cinquante ans et qu'ils ont quinze années de résidence dans le pays.
Elle peut être conférée sans condition pour services éminents rendus à l'Etat.
Loi du 28 juin 1984 sur la nationalité belge - article 20
Pour pouvoir demander la grande naturalisation, il faut:
être âgée de vingt-cinq ans accomplis;
remplir les conditions pour pouvoir obtenir la naturalisation ordinaire;
avoir rendu des services importants à la Belgique ou pouvoir en rendre par ses capacités et ses talents ou avoir depuis cinq ans au moins obtenu la nationalité belge par naturalisation ordinaire ou par déclaration faite en vertu de l'article 16 [par mariage]
Mais la complexité et les incohérences de l'arsenal législatif belge en matière de nationalité et de droit électoral étaient telles que certaines discriminations frappant les naturalisés "ordinaires" et les Belges par mariage y assimilés n'avaient pas encore été éradiquées des textes deux ans plus tard (Closset 1993: 54-59).
Ainsi, les discriminations en matière d'éligibilité à la Chambre et au Sénat, ainsi que d'accession aux fonctions ministérielles, étaient déjà levées lors des élections législatives de novembre 1991, mais pas celles contenues dans la loi de 1921 réglant l'organisation des élections provinciales, ainsi devenue inconstitutionnelle et donc... "implicitement abrogée" (id.: 68).
Par contre, les lois de 1983 et de 1989 réglant l'élection directe des conseils de la Communauté germanophone et de la Région de Bruxelles-capitale furent les premières à ne pas prendre en compte ces discriminations entre Belges, tant pour l'éligibilité que pour les fonctions de membres des exécutifs (Closset 1993: 55n3 et 56n1).
Si des mesures limitant l'éligibilité des personnes ayant récemment acquis la nationalité du pays de résidence ont existé dans de nombreux pays au XIXème siècle (en France, art. 3 de la loi du 26 juin 1889), et existent encore actuellement dans certains Etats d'Amérique centrale ou du Sud et en Haïti, elles étaient le plus souvent limitées dans le temps à cinq ou dix ans, et le droit à l'éligibilité était automatiquement acquis après ce délai, au contraire du système belge de "grande naturalisation", qui nécessitait des démarches ultérieures par rapport à la naturalisation ordinaire.
Sujets belges congolais (extrait de: Lambert 1998:51-54)
Pour Maurice Verstraete, Professeur à l'Université Coloniale de Belgique, "suivant une terminologie empruntée à nos voisins immédiats, nous réservons la dénomination de 'Belges' à ceux qui le sont en vertu des lois du Royaume, tandis que nous appelons 'sujets belges' ou 'belges de statut colonial' ceux qui acquièrent, suivant le code civil congolais, la 'nationalité congolaise', devenue depuis la loi du 18 octobre 1908, nationalité belge de statut non métropolitain" (Verstraete 1947 SBEE). D'après cet auteur, il y avait à l'époque quelques "Belges de statut colonial de race blanche, autrement dit des sujets belges blancs qui n'étaient pas des citoyens belges" (Verstraete 1947 RW).
Etait donc "sujet belge", "Belge de statut colonial" ou "Congolais", "tout individu né sur le sol congolais de parents autochtones", à l'exception donc "des enfants de parents étrangers ou issus de citoyens belges". En conséquence de quoi, "l'enfant de parents autochtones né hors du territoire congolais sera donc le plus souvent apatride, car la loi étrangère lui accordera rarement la nationalité du lieu de naissance" (Brausch 1957: 249).
Sur le plan politique, "la Constitution n'accorde l'électorat général qu'aux citoyens": "les sujets belges en sont exclus" (Verstraete 1947 SBEE). "Les indigènes congolais étant sujets belges, ils jouissent en Belgique de la plénitude des droits civiques et publics; seuls leur sont refusés les droits politiques; ils ne sont donc pas citoyens belges et à ce titre ne sont pas astreints au service militaire." (Brausch 1957: 249)
Parmi ces "sujets belges", certains purent accéder, dès 1948, à la "carte du mérite civique", " qui accordait à son détenteur une assimilation aux non-indigènes en matière judiciaire, de circulation nocturne et quelques autres avantages". Cette mesure fut remplacée, en 1952, par "une procédure d'immatriculation permettant de passer sous le régime de la législation civile congolaise de droit écrit et d'être assimilés aux non-indigènes en matière d'organisation judiciaire, procédure, compétence, circulation nocturne et d'autres domaines." (Brausch 1957: 250-251)
Une telle mesure avait en fait déjà été prévue en 1895 dans l'Etat Indépendant du Congo où un décret permettait "l'immatriculation des Congolais aux registres de la population 'civilisée' et l'octroi corrélatif aux bénéficiaires de cette mesure des droits civils importés d'Europe" (Vanderlinden 1985: 41-44), mais cette "immatriculation" ne survécut pas à l'annexion du Congo par la Belgique en 1908. La question de ce qu'on appellait en 1938 le "statut des indigènes civilisés" et en 1947 le "statut des évolués" ne fut néanmoins aucunement réglée par la "carte du mérite civique": "quatre ans après sa création, la Carte n'a été attribuée qu'à 425 personnes [sur 9 millions de Congolais] et à la veille des événements de janvier 1959 à 1.500 personnes environ" (id.). Quant à l'immatriculation, combattue notamment par le clergé et par l'Association des Bakongo pour l'unification, la conservation et l'expansion de la langue kikongo (ABAKO), elle ne concernait que 217 chefs de ménage en 1957...
Ce nest quen décembre 1957 que des élections communales furent organisées dans trois villes congolaises, élections auxquelles les partis politiques nétaient pas autorisés à concourir, ce qui eut pour conséquence dethniciser à outrance la vie politique congolaise, les seules organisations participant en tant que telles à ces élections étant des associations ethniques (lire à ce sujet Young 1965).