Le Soir du mercredi 17 octobre 2001
Le mécontentement de la communauté juive
Une partie importante de la communauté juive de Belgique est en
désaccord avec la manière dont les médias, et " Le Soir
" en particulier, couvrent les événements du Proche-Orient.
C'est un débat qui nous concerne, qui est tendu, parfois passionnel.
Nous lui ouvrons nos colonnes en donnant carte blanche à plusieurs
personnalités venant de différents horizons dans cette
communauté. Nous y exprimons aussi le point de vue de la rédaction
du " Soir ", laquelle peut entendre des critiques, mais également
refuser qu'on la soumette à des pressions. Le lecteur sera
juge.
Le Soir du mercredi 17 octobre 2001
Pour le dialogue, dans la franchise
PIERRE LEFÈVRE Rédacteur en chef
Le Soir, comme d'autres, mais sans doute plus que d'autres médias,
fait l'objet d'un vif mécontentement dans une partie importante de
la communauté juive de Belgique. Ce mécontentement se traduit
notamment par un courrier abondant, rarement serein, souvent passionnel,
quelquefois injurieux. Il s'y ajoute une campagne de diffamation du journal
par certains organes d'associations juives, diverses pressions économiques
et jusqu'à l'existence d'une " task force " autoproclamée qui
mène par courrier une campagne invitant au désabonnement. Cette
pression paraît, pour partie en tout cas, orchestrée tant on
retrouve des expressions identiques dans certaines revues, certains courriers
et autres communiqués.
La revue du cercle Ben Gourion, " Contact J ", nous consacrait voilà
peu une pleine page sous le titre : " Le Soir s'en prend maintenant aux enfants
". On retrouve la même formule et les mêmes arguments dans le
courrier électronique que diffuse cette " task force ".
" Contact J " confie le plus rude à son courrier de lecteurs, notamment
pour accuser " Le Soir " de mener " une campagne antisémite ", de
" distiller le poison antisémite " et pour menacer de " venir à
bout de ce journal et d'autres médias... qui sont devenus des organes
palestiniens de haine et de rejet ".
On jette parfois pêle-mêle dans le même sac la presse
quotidienne en général, la télévision et les
diplomaties occidentales. Une lettre du Comité de coordination des
organisations juives de Belgique (CCOJB) à ses membres, datée
de juin 2001, commençait : " Israël est agressé dans les
médias de notre pays ".
Nous devons faire la différence entre la critique et la
diffamation
Nous comprenons, et nous relatons d'ailleurs largement, l'émotion
et l'angoisse qui étreignent la population d'Israël, notamment
depuis qu'elle a été victime d'attentats aveugles, meurtriers
et inacceptables. Nous comprenons aussi bien la solidarité de la
communauté juive de Belgique envers Israël. Nous acceptons volontiers
la critique permanente de la part de ses lecteurs à l'égard
d'un journal. Nous devons cependant faire la différence entre le
désaccord, la critique, l'affirmation même vive d'une
sensibilité, d'une part, et une campagne de diffamation et de pression,
d'autre part.
Nous souhaitons le dialogue avec la communauté juive, dans la franchise,
la transparence. Nombre de ses membres ont du reste un large accès
à nos colonnes. Nous voulons le débat, même s'il nous
concerne directement. D'où cette rubrique Forum consacrée à
la question. Nous y donnons la parole à l'ambassadeur d'Israël
auprès de l'Union européenne, qui nous a écrit
spontanément, ainsi qu'à quatre personnalités dirigeantes
des organisations juives de Belgique qui ont le plus de visibilité
politique, cartes blanches, celles-là, que nous avons sollicitées.
Il ne s'agit pas de nous soumettre à une quelconque pression, mais
de tenter de clarifier le débat, publiquement.
Que nous oppose-t-on ?
De rapporter une réalité déplaisante ? Quand nous citons
les paroles de membres de la famille d'un chauffeur de bus palestinien qui
a lancé son véhicule contre des soldats israéliens,
nous montrons une réalité qui a conduit un homme tranquille
à " disjoncter ". Nous tentons d'en comprendre et d'en faire comprendre
le pourquoi. C'est du reportage. Et si un membre de cette famille accuse,
même injustement, Israël d'avoir inutilement amputé son
prisonnier, nous montrons une facette de l'immense et subjective suspicion
qui habite cette population. Nous avons souligné nous-même à
cet égard que notre interlocutrice ne veut pas savoir qu'il puisse
y avoir des raisons médicales à cette amputation.
La partie palestinienne pourrait aussi bien nous reprocher d'avoir
rapporté, dans un autre article de reportage, des propos d'intellectuels
israéliens prêtant à Arafat l'intention de jeter leur
peuple à la mer. C'est une autre facette de cette réalité
des esprits, regrettable sans doute, mais qu'on ne peut occulter sous peine
de ne plus comprendre.
On reproche au " Soir Junior " d'avoir écrit, il est vrai dans un
raccourci, qu'à Durban, Israël a été qualifié
d'Etat raciste, et d'avoir souligné la pauvreté des enfants
palestiniens. Quand cet article fatalement court fut bouclé, Israël
et les Etats-Unis venaient de quitter la conférence sur le racisme
où l'Etat hébreux fut de fait l'objet d'attaques nombreuses.
La diplomatie européenne n'avait alors pas encore ramené le
balancier en son juste milieu. Faut-il voir en cela que notre journal s'en
prendrait désormais aux enfants ? " Le Soir " fut d'ailleurs à
cette occasion le plus explicite à démontrer que le sionisme
ne peut en rien être assimilé à du racisme.
Quand nous évoquons les sept années d'un processus qui n'a
pas apporté la paix et qu'en ouverture, nous rappelons la tuerie
provoquée par Barouch Goldstein, n'est-ce pas un fait que ce geste
d'un fou fut le premier acte important de terreur qui suivit Oslo ? Nous
n'avons pas caché pour autant les nombreuses tueries provoquées
par les attentats suicide palestiniens ni, dans le même article, les
incitations à la haine dont débordent les médias
palestiniens.
Qu'il s'agisse de l'intifada ou des attentats suicide, faut-il nous accuser
de les justifier du simple fait que nous tentons de les expliquer ? Chercher
des explications à un acte terrible ne revient pas à l'applaudir.
Analyser les facteurs d'une crise n'est en rien inciter à la haine.
C'est en démonter les mécanismes pour mieux la comprendre.
Il y a aujourd'hui une situation inacceptable
Nous avons à cet égard condamné avec la même constance
tous les actes de terrorisme ou de violence qui prennent des civils pour
victimes. Il n'y a pas pour nous, à cet égard, deux poids,
deux mesures. D'autres nous reprochent, du reste, de ne pas souligner assez
les centaines de victimes que la répression de l'intifada a faites
dans la population palestinienne.
Il n'en est pas moins une réalité que nous ne voulons pas cacher.
Si Israël peut craindre pour sa sécurité, le peuple
palestinien fait l'objet d'une occupation. Il est humilié et
étranglé économiquement. Une partie de sa terre est
colonisée et nombre de ses biens sont détruits. Certes, l'histoire
de cette région est extrêmement complexe, elle peut être
lue de façons contradictoires et les responsabilités sont largement
partagées. Mais il y a aujourd'hui une situation inacceptable au regard
du droit international, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes,
des droits de l'homme et tout simplement de l'humanisme, que les attentats
commis par une faction ne peuvent justifier. Quels que soient les
antécédents, cette situation est génératrice
de haine et de violence. Et si difficile et lointaine paraisse l'issue, nous
sommes en droit dans une ligne éditoriale d'attendre d'Israël,
pays démocratique et culturellement proche des nôtres, qu'il
engage la région dans un cercle vertueux au lieu de se laisser
entraîner dans l'escalade.
Même après de terribles attentats, même en situation de
guerre, et encore moins au nom d'une histoire tragique, on ne peut accepter
de quelque Etat démocratique que ce soit qu'il occupe et colonise
le territoire d'un autre peuple, qu'il pratique des exécutions
extrajudiciaires, des incarcérations sans jugement ou ces " pressions
physiques modérées " qu'on appelle ailleurs de la torture,
qu'il tire à balles réelles sur des enfants lanceurs de pierres,
fussent-ils endoctrinés, ou qu'il détruise maisons et plantations.
Ces actes, que d'autres médias de qualité ont qualifiés
de " terrorisme d'Etat ", sont dénoncés non par " Le Soir ",
mais par l'ensemble des dirigeants européens et nord-américains.
Les mots, à propos des Palestiniens, de " déplacement, occupation,
blocus et aujourd'hui exécutions extrajudiciaires " ne sont pas de
la rédaction du Soir, mais de la bouche de Kofi Annan, secrétaire
général de l'ONU. C'est Hubert Védrine, ministre
français des Affaires étrangères, qui a dit que le peuple
palestinien est " assiégé, pris en otage, asphyxié ".
Et c'est le département d'Etat américain qui a récemment
qualifié une incursion israélienne dans les territoires de
" provocation ".
On peut certes nous faire des reproches, critiquer la sensibilité
de journalistes à une situation dramatique ou des positions
éditoriales tranchées, mais nous revendiquons de ne pas tordre
les faits, de les rapporter aussi complètement et objectivement que
possible, quels qu'ils soient et quels que soient leurs auteurs ou leurs
victimes. Cela ne nous prive en rien de les juger. Et les juger n'a rien
à voir avec l'antisémitisme. Le racisme n'appartient pas à
nos catégories. La politique israélienne actuelle n'a d'ailleurs
en rien l'exclusivité de nos critiques. Fi donc de cet amalgame
grossièrement instrumentalisé et qui ne peut conduire qu'à
l'isolement de ceux qui le pratiquent. Place, plutôt, à un dialogue
fait de tolérance et de compréhension.·
Le Soir du mercredi 17 octobre 2001
Communiqué de la SJPS
La Société des journalistes professionnels du Soir (SJPS) est
dépositaire du capital intellectuel de la rédaction. A ce titre,
elle se doit de veiller à l'image et la crédibilité
du " Soir ".
C'est pourquoi elle regrette que les relations entre une partie de la
communauté juive de Belgique et " Le Soir " aient pris au fil des
derniers mois un tour à ce point conflictuel qu'il débouche
sur la dure controverse exposée en ces pages.
La SJPS ne peut que réfuter les accusations de partialité et
d'inobjectivité avancées dans la plupart des textes publiés
dans ce " Forum ". Elle ne peut accepter que de tels soupçons pèsent
sur quelques-uns de ses journalistes. Son rôle est de réaffirmer
le devoir des journalistes du " Soir " de pratiquer un journalisme critique,
responsable, inspiré par les valeurs démocratiques qui fondent
sa tradition et son identité.
Néanmoins, la SJPS souhaite que le débat reste possible et
se poursuive au-delà des arguments échangés
aujourd'hui.·
cartes blanches