Pierre-Yves Lambert, La participation politique des allochtones en Belgique - Historique et situation bruxelloise, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant (coll. Sybidi Papers), juin 1999, 122p., ISBN 2-87209-555-1 |
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Sommaire - Introduction -Chapitre I - Chapitre II - Chapitre III - Chapitre IV - Chapitre V - Conclusions - Sources |
II. 2. Le débat sur le droit de vote des étrangers
Aspects juridico-politiques
Suivant un arrêt de la Cour de Cassation (1/9/1836), "l'étranger domicilié même depuis plus de 40 ans en Belgique et qui y a transporté son industrie, n'y jouit cependant pas des droits politiques, et ne peut être considéré comme Belge" (Delcour 1842: 19).
"Ni avant, ni après 1795, [l'étranger] ne jouit des mêmes droits publics et politiques que les Belges. L'exclusion quasi constante et générale, dès le XIVème siècle au moins, de la plupart des fonctions publiques est une illustration de cette diminutio capitis de l'étranger." (Gilissen 1958:331)
Les deux premières propositions de loi prévoyant d'attribuer le droit de vote à des étrangers furent présentées à la Chambre des députés en mars 1971 par les socialistes Ernest Glinne et Guy Cudell, le PSC Magnée et le FDF Boon, puis par le communiste Marcel Levaux en avril 1972.
Mais alors que la proposition du député Levaux n'établissait aucune distinction entre les "communautaires" et les autres non Belges, celle d'Ernest Glinne ne concernait que les ressortissants des Etats membres de la CEE. Elle se situait dans une optique européiste et considérait que les immigrés devaient d'abord prouver leur capacité à exercer la citoyenneté via des CCCI élus (Jacobs 1998: 154-155)
Toutefois, il convient de préciser que l'avant-projet de loi initialement présenté aux instances de son parti par Ernest Glinne concernait tant les ressortissants de la CEE que les autres étrangers, les premiers pouvant être électeurs après cinq ans de résidence, dix pour les non-CEE, et éligibles après dix ans, vingt pour les non-CEE (La Wallonie 28/11/70, article reproduit par La Wallonie le 8/4/97).
Il faut également rappeler qu'à l'époque les extracommunautaires étaient des Espagnols, des Grecs, des Portugais, des Polonais, des Marocains et des Turcs, tous ressortissants d'Etats dotés de régimes dictatoriaux et donc, dans la perspective de Glinne, moins mûrs que les Européens communautaires pour l'exercice de la citoyenneté dans un système démocratique.
Tant Glinne que Levaux étaient bourgmestres de communes parmi les premières à s'être dotées de CCCI, respectivement en 1971 et 1968. Le premier était bourgmestre de Courcelles (province du Hainaut), où les 2.876 étrangers (17% de la population), en 1971, étaient principalement des Italiens (2.090) et des Français (243), plus 200 Polonais, 59 Espagnols et 84 Maghrébins (Heragui 1972: 83). Le second était devenu en avril 1971 bourgmestre de Cheratte (province de Liège), où les principales nationalités représentées parmi les 2.092 étrangers (43% de la population) de l'époque (1968) étaient, en ordre d'importance, des Italiens, des Turcs, des Espagnols, des Polonais et des Marocains (Panciera 1982: 8).
Par la suite, plusieurs propositions furent déposées, sans succès, à la Chambre et au Sénat, par des députés socialistes, communistes ou sociaux-chrétiens. Le PSC se prononça cependant en 1975 en faveur du droit de vote communal pour tous les étrangers lors d'un congrès. En mars 1979, la déclaration gouvernementale (CVP-SP-PS-PSC-FDF) mentionna explictement que "l'intégration politique des immigrés sera favorisée en leur accordant, sous certaines conditions, le droit de vote pour les élections communales", mais les crises politiques subséquentes firent passer ce voeu pieux à la trappe.
Par la suite, la position du PRL, du PVV et de la Volksunie, exprimée dans leurs programmes respectifs pour les élections législatives de 1985, fut de favoriser la naturalisation des non Belges, la Volksunie prônant la création d'instances consultatives par nationalités au niveau national.
Le PS continuait à se limiter aux ressortissants de la CEE, sa fédération bruxelloise ayant adopté en juin 1987, sous l'impulsion de Charles Picqué et d'autres "municipalistes", un texte très virulemment opposé au droit de vote des étrangers, limitant au maximum cette éventualité aux cas de réciprocité avec des Etats membres de la Communauté européenne. Cette attitude suscita à l'époque de vives réactions, y compris au sein même du PS et du syndicat socialiste (qui comptait déjà une importante proportion d'affiliés allochtones en région bruxelloise, au contraire du PS), et l'image des socialistes bruxellois auprès des militants et associations allochtones s'en trouva fortement et durablement détériorée, ce d'autant plus que d'autres parties du texte initial flirtaient ouvertement avec la xénophobie, par exemple l'explication des problèmes de logement des immigrés à Bruxelles par les transferts massifs de devises vers leurs pays d'origine.
Le FDF envisageait quant à lui, en plus de la naturalisation, la possibilité d'accomplir un service civil, ou un autre service similaire, en échange du droit de vote, afin de satisfaire à la nécessité de "concevoir les droits politiques en termes de droits et de devoirs". Il faut noter également qu'Agalev proposait d'étendre ultérieurement la revendication aux élections nationales et provinciales, ce en accord avec le groupe "Stemrecht 88" dont ce parti avait adopté la plate-forme in extenso (Lambert 1987).
La mobilisation des groupes de pression
En octobre 1976, à l'occasion des élections communales, 33 organisations belges et 35 immigrées, dont les sections belges de plusieurs partis étrangers (PS français, italien et grec, PC italien, espagnol et grecs, social-démocrates italiens, démocrates-chrétiens italiens), se regroupèrent pour constituer "Objectif 82", dont le but était d'obtenir la reconnaissance du droit de vote et d'éligibilité des non Belges pour les élections communales de 1982, mais aussi un statut plus sûr pour eux, ainsi qu'une loi contre le racisme. "Objectif 82" (et son homologue flamand "Stemrecht 82") échoua partiellement dans son entreprise: le statut et la loi contre le racisme furent adoptés par le Parlement, mais pas le droit de vote, en raison notamment d'un obstacle constitutionnel.
Un nouveau groupe du même type se forma en 1986-87 autour du Mouvement contre le Racisme, l'Antisémitisme et la Xénophobie (MRAX), "Droits Politiques pour tous", alors que "Stemrecht 82" renaissait sous le nom de "Stemrecht 88". Beaucoup de militants potentiels avaient été démobilisés par l'échec d'"Objectif 82", et seuls les partis écologistes soutenaient encore cette initiative au parlement (le PCB ayant perdu sa représentation parlementaire en 1985), parfois soutenus par des parlementaires isolés d'autres partis.
La mobilisation des allochtones était surtout perceptible du côté flamand, notamment au niveau des associations, mais aussi de personnes affiliées à des partis belges (le SP et Agalev). Le groupe "Stemrecht 88" s'était par ailleurs fixé pour objectif à court terme l'organisation d'une Conférence des immigrés, prévue en octobre 1987, qui devait adopter une plate-forme commune et élire un comité chargé de mener le dialogue avec les autorités. Il faut noter que le groupe "Droits politiques pour tous", principalement animé par des autochtones, souhaitait majoritairement s'en tenir aux élections communales alors que "Stemrecht 88", quasi exclusivement composé d'allochtones, revendiquait d'emblée les droits politiques à toutes les élections.
En 1992, le Traité de Maastricht changea considérablement la donne, puisqu'il prévoyait le droit de vote et d'éligibilité aux élections locales pour les ressortissants de l'Union Européenne. En dernière minute, sous la pression de certains partis flamands, un protocole avait été annexé au Traité afin de permettre à la Belgique d'appliquer des conditions de résidence particulières pour les communes où ces nouveaux électeurs "européens" représentaient plus de 20% de l'électorat total. Cette mesure était destinée à éviter la modification des équilibres linguistiques entre Flamands et francophones dans certaines communes de la région et de la périphérie bruxelloises.
Les deux principales initiatives des années quatre-vingt-dix furent Objectif 479.917, émanation du PTB-PVA après les élections législatives de 1991, qui revendique l'attribution automatique de la nationalité belge à tous les étrangers résidant en Belgique depuis 5 ans, et le Nationaal Comité voor Algemeen Stemrecht - Comité National pour le Suffrage Universel, mis sur pied par des allochtones début 1996 en Flandre et en juin de la même année à Bruxelles afin d'exiger fermement que toute avancée en matière de droit de vote et d'éligibilité pour les étrangers, à quelque niveau que ce soit, bénéficie à toutes les catégories de résidents étrangers, et non seulement aux ressortissants de l'Union Européenne.
D'autres organisations, Hand in Hand, Avec Vous et Charte 91, regroupant des associations ou des personnes principalement autochtones, ont mené campagne contre la montée de l'extrême-droite dans les années quatre-vingts-dix, la question du droit de vote des non Belges, toujours revendiquée, étant parfois plus particulièrement mise en avant dans le cadre du mouvement antiraciste et antifasciste, surtout en 1994, année où se déroulaient des élections communales. C'est en rupture avec ces campagnes dont les allochtones n'étaient pas partie prenante et où les revendications en matière de droits civiques n'étaient qu'un des articles d'un catalogue de revendications très étendu que fut fondé le NCAS-CNSU.
Côté francophone, le CNSU reçut dès sa fondation le soutien de la quasi totalité des élus bruxellois d'origine maghrébine de tous les partis (PS, Ecolo, FDF), à l'exception de l'Ecolo Mostafa Ouezekhti et du FDF Khalil Zeguendi qui estimaient tous deux que cette question n'intéressait pas les personnes concernées et que priorité devait être donnée à l'assouplissement des règles en matière de naturalisation et d'option. Pour le premier, en outre, l'organisation d'élections au niveau fédéral pour désigner l'organe chef de culte musulman était prioritaire par rapport à la participation aux élections communales.
En 1996, suite notamment au lobbying du NCAS-CNSU, plusieurs responsables politiques flamands de haut niveau, dont des ministres des gouvernements flamand (la socialiste Anne Van Asbroeck et les démocrates-chrétiens Wivina De Meester et Luc Martens) et bruxellois (Vic Anciaux, Volksunie), bientôt suivis par le ministre-président du gouvernement wallon (Robert Collignon, PS), estimèrent publiquement qu'il serait peu souhaitable de n'accorder le droit de vote qu'à certains étrangers et d'accroître ainsi les discriminations subies par les ressortissants de pays tiers. Le débat fut assez largement évoqué par la presse flamande, alors que les médias francophones n'y accordèrent pas la moindre importance. En tout, une centaine d'élus, d'anciens élus et de suppléants des partis socialistes, sociaux-chrétiens et écologistes, ainsi que du FDF et de la Volksunie, souscrivirent aux manifestes du CNSU-NCAS entre février 1996 et mars 1997.
1997: le déblocage
En mars 1997, à la faveur de l'émotion nationale et du sentiment de solidarité entre autochtones et allochtones suscités par la cérémonie d'adieu à Loubna Ben Aissa, une petite fille assassinée dont le corps venait d'être retrouvé, le Premier Ministre (CVP) se prononça pendant une émission télévisée en direct en faveur de la réouverture du débat de société sur le droit de vote des non Belges. La question des droits politiques des "non Européens" se retrouva par conséquent propulsée à l'avant-plan de l'actualité médiatico-politique pendant plusieurs semaines.
Les deux partis écologistes étaient restés les seuls à défendre au Parlement les droits politiques locaux de tous les non Belges, "Européens" ou non. Ecolo ayant entretemps limité sa revendication au droit de vote et d'éligibilité au niveau communal alors qu'Agalev l'envisageait toujours à tous les niveaux. Ils furent rejoints en 1997 par le PS et par le PSC. Le SP, qui avait défendu cette position jusqu'à un congrès de 1989, renoua également avec elle mais avec une certaine prudence, sauf à Bruxelles où le soutien fut plus explicitement affirmé. Le CVP et le PRL-FDF optèrent majoritairement en faveur d'une limitation du droit de vote et d'éligibilité aux seuls Européens pour les élections de l'an 2000, bien qu'une minorité importante au sein du CVP se soit prononcée contre la discrimination, et que le président du PRL ait fait part de sa position personnelle dans le même sens.
La Volksunie, au départ hostile, évolua vers une position favorable à l'extension du droit de vote, mais pas d'éligibilité, à tous les étrangers, mais à la condition, notamment, que soient adoptées des garanties de représentation pour les minorités flamandes en région bruxelloise et dans les communes à facilités. Le VLD resta opposé à l'extension aux non-Européens, refusant même (avec la Volksunie et l'extrême-droite) de soutenir la révision de la Constitution pour accorder le droit de vote des Européens tant que des garanties pour les minorités flamandes ne seraient pas adoptées.
En fin de compte, la réforme de l'article 8 de la constitution fut votée fin 1998 par la majorité CVP-SP -PS -PSC avec le soutien du PRL-FDF, en échange du droit de vote pour les Belges résidant à l'étranger, revendiqué de longue date par le PRL, et de mesures facilitant l'acquisition de la nationalité. La loi d'application pour les élections communales et provinciales a quant à elle été publiée au Moniteur le 30 janvier 1999.
Ancien article 8 de la Constitution
La qualité de Belge s'acquiert, se conserve et se perd d'après les règles déterminées par la loi civile. La Constitution et les autres lois relatives aux droits politiques, déterminent quelles sont, outre cette qualité, les conditions nécessaires pour l'exercice de ces droits.
Article 8 (révisé) de la Constitution (Moniteur belge 15/12/1998)
La qualité de Belge s'acquiert, se conserve et se perd d'après les règles déterminées par la loi civile. La Constitution et les autres lois relatives aux droits politiques, déterminent quelles sont, outre cette qualité, les conditions nécessaires pour l'exercice de ces droits. Par dérogation à l'alinéa 2, la loi peut organiser le droit de vote des citoyens de l'Union européenne n'ayant pas la nationalité belge, conformément aux obligations internationales et supranationales de la Belgique. Le droit de vote visé à l'alinéa précédent peut être étendu par la loi aux résidents en Belgique qui ne sont pas des ressortissants d'un Etat membre de l'Union européenne, dans les conditions et selon les modalités déterminées par ladite loi. Disposition transitoire La loi visée à l'alinéa 4 ne peut pas être adoptée avant le 1er janvier 2001.
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