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La participation politique des allochtones en Belgique
Elus d'origine non-européenne en Belgique
Elections 2004
Elections 2003
Dépenses électorales 2004
Emir KIR
Emir KIR secrétaire d’Etat
Emir KIR perd sa licence
Affaire Duponcelle
Des élus dans une manifestation négationniste
Rupture du jeûne et du
cordon sanitaire
Plainte contre " Suffrage Universel "
Incident au parlement bruxellois
Kir et le monument au génocide arménien: interpellation à
Ixelles
TRIBUNAL DE
PREMIERE INSTANCE DE BRUXELLES
279/14/05
14ème Chambre
R.G. 04/14312/A
Paiement de somme
(articles de presse )
Contradictoire
Définitif
Annexes: 1 citation
2 conclusions
1 concl. add.
2 concl. add. et de synthèse
EN CAUSE DE :
KIR, Emir, Secrétaire d'État à la Région de Bruxelles-Capitale, élisant domicile au cabinet de son conseil, rue de la Source, 68 à 1060 Bruxelles ;
Demandeur,
Représenté par Maître Marc Uyttendaele, avocat (rue de la Source, 68 à 1060 Bruxelles) ;
CONTRE:
1. LAMBERT Pierre- Yves, chercheur indépendant, domicilié à 1080 Bruxelles,
Premier défendeur,
2. KOKSAL Mehmet, journaliste, domicilié à 1210 Bruxelles,
Second défendeur ;
Tous deux représentés par Maître Alain Guilmot, avocat (avenue Brugmann, 435 à 1180 Bruxelles); plaidants: Maître Ninane et Maître Guilmot ;
En cette cause, tenue en délibéré, le tribunal prononce le jugement suivant :
Vu :
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- la citation introductive d'instance signifiée le 18 novembre 2004 par exploit de Philippe Mormal, huissier de justice de résidence à Ixelles ;
- les conclusions et conclusions additionnelles et de synthèse qui annulent et remplacent toutes conclusions antérieures des défendeurs déposées au greffe du tribunal les 15 février et 29 août 2005;
- les conclusions, conclusions additionnelles et conclusions additionnelles et de synthèse qui remplacent toutes conclusions antérieures du demandeur déposées au greffe du tribunal les 15 avril, 14 juin et 29 juillet 2005 ;
Entendu les conseils des parties en leurs dires et moyens à l'audience du 13 septembre 2005 ;
__________________________________________________________________________
OBJET DE L'ACTION
Monsieur Kir postule aux termes de la citation la condamnation in solidum des défendeurs, par un jugement exécutoire, sans caution ni offre de cantonnement :
- à lui payer une indemnité de 2500 € ex aequo et bono en réparation du dommage subi ;
- à lui payer une indemnité de 2000 € à titre provisionnel pour le frais d'avocat ;
- à supprimer les publications litigieuses (textes et photos) des sites internet concernés dans les huit jours de la signification du jugement, sous peine d'une astreinte de 1000 € par jour de retard, et à leur interdire toute utilisation sur un autre site ;
- à publier, sans commentaire, le jugement à intervenir dans les huit jours du prononcé, en lieu et place des publications litigieuses sur la page d'accueil des sites concernés, et ce pendant une durée de deux ans et demi, sous peine d'une astreinte de l000 € par jour de retard ;
- à ne plus faire usage des publications litigieuses (textes et photos), sous peine d'une astreinte de l000 € par jour d'utilisation ;
- aux dépens.
LES FAITS
Les défendeurs sont, l'un journaliste professionnel, correspondant du Courrier international et collaborateur de la revue Politique, et l'autre chercheur indépendant et gestionnaire des sites internet suffrage-universel.be et minorité.org.
Le demandeur, membre du parti socialiste (P.S.) bruxellois et secrétaire d'État à la Région de Bruxelles-Capitale, se dit la cible, de la part des défendeurs, d'une campagne de désinformation, commencée avant les élections régionales du 13 juin 2004 et poursuivie ensuite, visant à faire croire que, concernant les massacres et la déportation dont le peuple arménien fut victime en 1915-1916 de la part des autorités de l'Empire ottoman, il serait un "négationniste" et qu'il pourrait, en outre, être assimilé à l'extrême droite.
À titre exemplatif, il cite, à l'appui de ses dires, les faits suivants :
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Le 30.5.2003, les défendeurs ont publié un recueil intitulé "Vous prendrez bien un candidat?", qui reproduit un article de monsieur Koksal rapportant des déclarations nuancées de monsieur Kir, selon lequel :
- l'Empire ottoman a fait massacrer des populations arméniennes et a ordonné des déplacements de populations ;
- la condamnation de cette politique ne peut être qu'inconditionnelle ;
- mais, de là à affirmer qu'il s'agit d'un génocide - assimilable au génocide des Juifs par les nazis-, il y a un pas qu'il se refuse de franchir trop rapidement, du moins tant qu'une commission indépendante d'historiens n'aura pas elle-même qualifié ces faits.
Le 29 mai 2004, monsieur Kir était présent à une manifestation organisée par l'Association de la pensée ataturkiste de Belgique (BADD). Rapportant le fait sur le site internet dont il est responsable, monsieur Lambert a intitulé un article "Des élus du P.S, du MR. et du C.D.H. dans une manifestation négationniste" et légendé un cliché où apparaît monsieur Kir : "Avec des milliers de personnes à Bruxelles, on a boycotté (protesté contre) le monument au prétendu génocide arménien."
Toujours à propos de cette manifestation, monsieur Lambert a indiqué que certains manifestants en ont profité pour contester la présence du monument arménien à Ixelles, ce que monsieur Kir conteste, en protestant qu'à aucun moment, en cette occasion, il n'a manifesté une hostilité à l'égard du peuple arménien.
Le 30 juillet 2004, le même site a publié un courriel où l'on pouvait lire: "Mais le centre d'intérêt des journalistes semble à présent se tourner sur d'autres sujets plus explosifs comme sa [de monsieur Kir] participation, au côté d'autres candidats d'origine turque (P.S., P.R.L., F.D.F., C.D.H., Ecolo), à une marche négationniste à propos du génocide arménien, sa participation (avec Pascal Smet, Brigitte Grouwels...) à un dîner avec des membres du parti d'extrême droite turc M.H.P. ("Loups Gris")..."
Le 7 septembre 2004, monsieur Lambert a diffusé un autre courriel où il posait la question: "Je me demande si les élus d'origine turque, dont l'actuel secrétaire d'Etat Emir Kir (P.S.) et l'échevin schaerbeekois Sait Kose (MR.-F.D.F.), qui ont manifesté en mai dernier contre [sic] le démantèlement du monument ixellois commémorant le génocide arménien oseront montrer leur nez ce dimanche ...Il faut d'ailleurs souligner que ces manifestants négationnistes n'ont été dénoncés par aucun journaliste dans les médias traditionnels francophones qui n 'osent pas poser ce genre de questions à des élus allochtones. Tous sont contre le Vlaams Blok mais aveugles devant son homologue le Türk Blok inter partis."
Monsieur Kir dénonce également l'utilisation de formules qu'il juge insultantes et
amalgamantes telles que "Emirdag ten Noode" et "Turbeekistan".
D'autre part, monsieur Kir reproche également aux défendeurs de l'avoir qualifié de "délinquant" et de "menteur" à propos de la manière dont il avait fait état de ses dépenses électorales lors des élections régionales de 2004, notamment dans sa réponse au Collège de contrôle du parlement régional bruxellois.
Selon monsieur Kir, tous ces agissements violent les principes fondamentaux régissant la liberté de la presse, à savoir qu'ils :
- divulguent des informations inexactes, incomplètes et non objectives ;
- de manière imprudente ;
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- portant atteinte au crédit des personnes ;
- déformant les faits ;
- et constituant des propos calomnieux, injurieux, malveillants, outrageants ou déshonorants.
LA POSITION DES DÉFENDEURS
Les défendeurs affirment qu'ils n'ont fait qu'exercer leur droit à la liberté d'expression reconnue à tout journaliste et protégée tant par la Constitution belge, que, notamment, par la Convention européenne sur les droits de l'homme et les libertés fondamentales, la Déclaration universelle des droits de l'homme et le Pacte international relatif aux droit civils et politiques.
Selon eux, les restrictions aux libertés prévues par les conventions et législations citées doivent, en tant qu'exceptions, être interprétées restrictivement, comme le fait la Cour européenne des droits de l'homme, et elles ne peuvent en toute hypothèse pas justifier une quelconque censure de leur travail d'information, réalisé de manière honnête, professionnelle et de bonne foi.
LA BASE JURIDIQUE
Selon monsieur Kir, le comportement des défendeurs, et notamment le fait de le qualifier de "négationniste", de "délinquant" et de "menteur" constitue une violation de l'article 1382 du code civil, la diffusion d'accusations injustes ou sans preuve contre une personne étant susceptible d'attenter gravement à son honneur et à sa réputation.
Même si le terme "négationniste" est utilisé par les défendeurs à propos de la question arménienne, il se réfère communément à ceux qui nient l'existence du génocide qu peuple juif pendant la seconde guerre mondiale, ce qui constitue un amalgame particulièrement préjudiciable pour monsieur Kir qui, à l'inverse des négationnistes, n'a jamais nié l'existence de massacres de populations arméniennes, ni le fait qu'elles ont subi des déplacements contre leur gré; sa position étant de s'interroger sur la qualification sémantique qu'il convient de réserver à ces faits
historiquement avérés.
Or, l'utilisation du terme a inévitablement pour effet de le présenter sous le jour le plus sombre qui soit, l'objectif poursuivi étant de lui nuire en jetant le doute sur son intégrité et son honorabilité.
Selon lui, ceci suffit à démontrer le caractère avéré de la faute commise par les défendeurs.
Il en va de même, a fortiori, pour l'utilisation des termes "délinquant" et "menteur".
PRINCIPES APPLICABLES
1. L' élément primordial auquel il faut avoir égard en matière de presse est la liberté générale d'opinion garantie par l'article 22 de la Constitution belge: "La liberté des
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cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés."
2. C'est ce droit premier que garantit 1a liberté de la presse consacrée
- par la Constitution belge, à l'article 25 : "La presse est libre; la censure ne pourra jamais être établie..." ;
- et par la Convention européenne sur les droits de l'homme et les libertés fondamentales, à l'article 10, § 1er, : "Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière."
3. Ces libertés comptent parmi les fondements essentiels d'une société démocratique, les conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun.[1]
4. Elles ne sont cependant pas absolues et peuvent souffrir des restrictions, à la condition que celles-ci soient prévues par un texte légal et servent la protection d'un des motifs énumérés par l'alinéa 2, de l'article 10 de la Convention européenne[2] :
"L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l'intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l'ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire".
5. Lorsque surgit un conflit d'intérêts entre la liberté de la presse et le respect d'autres droits et libertés, les cours et tribunaux doivent s'efforcer de trouver un juste équilibre entre les libertés et droits concurrents. La méthode préconisée par la Cour des droits de l'homme de Strasbourg et recommandée par la Cour de cassation de Belgique, consiste à pondérer les droits et libertés en concours de manière à vérifier si les restrictions apportées n'excèdent pas ce qui est nécessaire à la protection des droits individuels prétendument lésés par l'organe de presse.[3]
6. Dans cette recherche de l'équilibre, la Cour européenne indique, d'une part, que lesdites restrictions doivent être "proportionnées au but légitimement poursuivi"[4] et d'autre part qu'il "y a lieu de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur" car "Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude."[5] La légitimité d'une éventuelle
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sanction par les tribunaux s'appréciera plus rigoureusement dans ce dernier cas parce que c'est à la liberté d'opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l'article 10 de la Convention, qu'il peut alors être porté atteinte.
7. Toujours dans le cadre de cette pondération, la Cour considère que "les limites de la critique admissible sont plus larges à l'égard d'un homme politique, visé en cette qualité, que d'un simple particulier."[6]
8. Enfin, la Cour indique que les faits incriminés ne sauraient être examinés isolément mais qu'ils doivent être considérés à la lumière de l'ensemble de l'affaire, y compris dans le contexte dans lequel ils sont survenus[7].
LE CONTEXTE DU LITIGE
À la lumière des pièces qui lui sont soumises, le tribunal constate :
- que les publications des défendeurs :
* couvrent un très large éventail d' informations nationales et internationales ;
* se caractérisent par un esprit critique et un humour souvent très acerbes ;
* qui sont la marque d'un sourcilleux esprit d'indépendance; tous les partis et orientations politiques faisant l'objet d'analyses sans complaisance ;
* mais aussi par un professionnalisme certain; notamment par la mention des sources qui figure chaque fois avec une grande précision ;
- que l'origine du litige qui oppose les parties remonte au mois de mai 2003, soit peu après les élections législatives du 18 mai 2003 à l'occasion desquelles la candidature de monsieur Kir avait connu un succès appréciable ;
-que les caractéristiques mentionnées ci-dessus se retrouvent clairement exprimées en"Avant-propos" d'une des premières publications litigieuses, "Vous prendrez bien un candidat ? ..." du 30 mai 2003, dont les objectifs sont ouvertement annoncés :
"Quand nous avons, tout naturellement, entrepris de
couvrir cette campagne électorale dans des secteurs spécifiques de l'électorat
belge, nous avions en vue quatre groupes ethniques, quatre communautés, nous ne
savions pas très bien comment les nommer. Grâce à Élio Di Rupo, informateur du
Chef de l'État, nous avons finalement appris qu'il s'agissait ni plus ni moins
des quatre "communautés civiles culturelles minoritaires" que compte
la Belgique: les Maghrébins, les Turcs, les Juifs et les Africains
subsahariens.
Avant d'entamer la lecture des pages qui suivent, certaines
mâchoires se crisperont peut-être, hantées par des cauchemars prémonitoires
peuplés de spectres faisant rôtir à petit feu et au court-bouillon de
malheureuses créatures engagées parfois à l'insu de leur plein gré sur le grill
ou dans la marmite politique.
Pourtant, celles et ceux qui nous connaissent bien ne douteront pas de la pureté de nos intentions. Tant le citoyen "minoritaire" que le "majoritaire" a le droit d'en savoir un peu plus sur ce qui motive ces femmes et ces hommes engagés en politique
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parfois très récemment. Ce d'autant plus que des
interrogations fusent de toutes parts quant à la spécificité ou non de leur
démarche politique : sont-ils des citoyens belges militant pour une idéologie,
pour un parti, ou des appâts accrochés à des hameçons partisans sans influence
sur le pêcheur ?
Nous ne prétendons ni être exhaustifs ni apporter des réponses prémâchées à ces questions essentielles, à chacun de se faire son opinion. Certes, nous avons probablement écrasé quelques orteils mais nous espérons n'avoir brisé l'envol d'aucun espoir de la Nouvelle Culture Politique. En fin de compte nous avons voulu saluer les efforts de ces candidats. Mais celui qui porte la couronne de lauriers se doit de rappeler à César qu 'il n'est qu'un mortel parmi tant d'autres...[8]"
- que les publications des défendeurs concernant monsieur Kir qui sont soumises au tribunal s'étendent jusqu'au 12 juillet 2005, toujours dans un contexte politique, notamment celui des élections régionales du 13 juin 2004, et qu'elles présentent toujours les mêmes caractéristiques d'humour et d'acerbité, mais aussi de professionnalisme ;
- que les publications incriminées portent principalement
* sur la position de monsieur Kir relativement aux massacres et à la déportation subis par les Arméniens en Turquie en 1915-1916, qu 'il reconnaît mais refuse de qualifier de "génocide" avant qu'une commission d'experts indépendants se soit prononcée sur cette qualification ;
* sur le curriculum vitae publié par monsieur Kir et son parti où il se présentait comme titulaire d'une "Licence en sciences politiques et relations internationales" alors qu'il fut établi qu'il n'avait jamais obtenu son diplôme de licencié, étant seulement candidat en sciences politiques ;
* et sur son attitude devant le Collège de contrôle des dépenses électorales après les élections régionales de juin 2004 ;
- que, bien que ce ne le soit pas sur les matières qui relèvent de sa compétence actuelle de membre de l'exécutif bruxellois, c'est sans conteste en sa qualité d'homme politique que le demandeur est interpellé par les défendeurs ;
- que les éléments qui sont principalement soumis au tribunal par monsieur Kir sont :
* l'utilisation du terme "négationniste" à propos de sa position; rappelée plus haut, sur les massacres et déportation des Arméniens sur le territoire de l'Empire ottoman en 1915-1916 et de sa participation à une manifestation de l'Association de la "pensée atatukiste" le 29 mai 2004 ;
* l'utilisation des termes "menteur" et "délinquant" à propos de son attitude devant le Collège de contrôle des dépenses électorales en 2004 ;
* le caractère de "campagne de désinformation" que revêtiraient les publications des défendeurs à son égard.
SUR LA QUALIFICATION DE "NÉGATIONNISTE"
1. Monsieur Kir affirme que, "dans la mesure où la définition du terme "négationnisme" qui figure dans le petit Robert, qui représente donc son acceptation courante, vise explicitement l'extermination des Juifs par les nazis, tout usage du terme "négationnisme" à d'autres situations que celle-là, même s'il peut
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leur être applicable, est de nature à entraîner une certaine confusion si l'usage du terme n'est pas accompagné d'un minimum de précision.[9]"
Il cite à ce propos le titre de l'article relatif à la manifestation du 29 mai 2004 :
"DES ÉLUS P.S., DU M.R. ET DU C.D.H. DANS UNE MANIFESTATION NÉGATIONNISTE".
Le tribunal constate :
- que l'article en cause met, sans aucun doute possible, ce titre en rapport avec le traitement des Arméniens en Turquie en 1915-1916 ;
- que la confusion avec le génocide des Juifs (et des gitans) commis par les nazis au cours de la seconde guerre mondiale n'est pas possible
- et que, partant, le "minimum de précision" réclamé par monsieur Kir est bien fourni.
Il en est d'ailleurs de même pour toutes les autres publications où ce terme et celui de "Négationnisme", sont utilisés.
2. Il découle du point précédent que même les "lecteurs moyens", dont on pourrait d'ailleurs s'interroger sur leur connaissance du sens exact donné au terme "Négationnisme" par le "Petit Larousse", ne peuvent se méprendre sur le sens à lui donner dans le contexte où il est utilisé.
3. Concernant la participation de monsieur Kir à la manifestation du 29 mai 2004, il ressort des pièces versées aux débats[10] que, s'agissant de manière évidente des allégations de génocide portées contre la Turquie ottomane, le thème central en était bien: "DÉFENDS LA PATRIE - REJETTE LES ALLÉGATIONS DE GÉNOCIDE".
La pièce 7 démontre en outre que ce thème était bien présent dès l'origine et que monsieur Kir n'a pas pu l'ignorer puisque le tract et l'affiche qui annoncent la manifestation en reproduisant ces deux mots d'ordre, portent la publicité de dix-huit entreprises turques qui la parrainent.
Quant à la pièce 8, elle montre des manifestants portant des drapeaux turcs et des pancartes reprenant textuellement ces mots d' ordre.
Le tribunal constate qu'aucun document n'est produit qui pourrait établir que, comme l'affirme monsieur Kir, le véritable et seul thème originaire de cette manifestation aurait été d'appuyer l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.
Il est également d'avis que, à supposer même que la présence d'un grand nombre de manifestants nationalistes turcs eût détourné l' événement de son objectif originaire, monsieur Kir eût dû, en politicien responsable, s'abstenir en arrivant sur place de se joindre à la manifestation, s' il ne voulait pas que sa présence fût interprétée comme un soutien à des mots d'ordres qu'il conteste.
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par conséquent, le tribunal estime établi que la manifestation avait bien pour but de refuser l'idée (autrement dit de nier) que1e sort fait aux Arméniens par la Turquie ottomane en 1915-1916 a constitué un génocide.
Sur la qualification de "génocide"
4. Le tribunal n'est pas saisi de la question de savoir si le drame vécu par les Arméniens en 1915-1916 sur le territoire turc de l'Empire ottoman peut, ou non, être qualifié de "génocide".
5. Cependant, il ne lui est pas possible de juger le litige sans examiner les arguments des parties à ce propos, la question se posant de savoir si la qualification "négationniste" peut être accolée à l'opinion exprimée par monsieur Kir, à savoir :
"...il ne peut, en aucun cas être considéré que la position du concluant soit de "nier" l'existence de massacre ou de déportations des Arméniens au début du 20ème siècle par l'Empire ottoman, au contraire. Il estime cependant qu'il ne lui appartient pas de se positionner sur la question quant à sa qualification de génocide mais que cette tâche revient à une commission indépendante d'historiens. [Ce faisant] Le concluant ne fait qu'adopter une position neutre dans un débat qu'il ne lui appartient pas de trancher."
La référence à une commission indépendante d'historien fait de cette opinion une position moyenne entre la thèse du génocide avéré et celle, officielle, de l'État turc moderne: "En Turquie, la négation de l'existence du génocide arménien constitue une vision inattaquable de l'histoire, la position officielle de tous les gouvernements turcs successifs et de l'ensemble de la classe politique. La Turquie actuelle établit une distinction claire entre les massacres qui ont affecté la population arménienne - qu'elle reconnaît - et la qualification de génocide. Elle n'accepte qu'une définition juridique étroite de ce concept qui suppose selon elle, une volonté délibérée d'un État de détruire une population pour des raisons ethniques ou religieuses. Au delà du débat sur les chiffres, la réalité des massacres de populations arméniennes n'est pas niée (300.000 à 500.000 morts), mais la Turquie actuelle considère qu'il n'existe aucune preuve du caractère organisé ou commandité par l'État central des massacres. Ceux-ci sont imputés à la désorganisation générale, au contexte local et à l'exacerbation des passions entre les populations civiles arméniennes et turques. Selon elle, la dénomination génocide est d'autant moins crédible qu'elle est la négation des valeurs d'un Empire où ont cohabité jusqu'au XlXème siècle, sans heurts majeurs, peuples et religions divers."[11]
Les défendeurs indiquent, eux, que "...cette qualification [de génocide] ne fait plus depuis longtemps l'objet d'aucun débat" : la réalité du génocide arménien a déjà été établi par de nombreux travaux d'historiens de tous bords et et a été reconnu par de nombreux parlements et institutions internationaux: il en est ainsi, notamment, du Tribunal permanent des peuples (en avril 1984, après une analyse historique précise et documentée de monsieur Yves Ternon, historien français), du Parlement français (en mai 1998 et en novembre 2000), du Parlement européen (en juin 1987, sur
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proposition du groupe socialiste et après un rapport de monsieur Vandemeulebroecke), de l'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (en avril 1998, déclaration de 51 signataires), du Sénat de Belgique (en mars 1998, sur la proposition de tous les partis démocratiques).
Il convient en outre de signaler que le génocide arménien a été reconnu par la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et pour la protection des minorités de l'Organisation des Nations Unies (ONU), qui dépend de la Commission des droits de l'homme rattachée au Conseil économique et social de l'ONU. Cette reconnaissance a eu lieu le 29 août 1985, après un premier rapport intermédiaire du Rwandais Nicodème Ruhaskyankiko et le rapport final du rapporteur spécial, le Britannique Benjamin Whitaker, se fondant tous deux notamment sur les travaux de l'historien britannique Arnold Toynbee[12].
Il ressort de ces reconnaissances que le génocide arménien est reconnu non seulement par le parti de monsieur Kir[13], mais également par des institutions nationales et internationales parmi les plus hautes, qui se sont fondées sur des études d 'historiens et des rapports scientifiques et objectifs, émanant de sources très diverses.
Le tribunal constate dès lors que la position de monsieur Kir consistant à refuser de qualifier de génocide le massacre et la déportation des Arméniens par l'Empire ottoman en 1915-1916 avant qu'une commission d'historiens indépendants se soit prononcée sur la question, tend, en ignorant délibérément les nombreux travaux sérieux déjà accomplis, à reporter indéfiniment toute décision sur une telle qualification, ce qui revient dans les faits à la nier.
6. Il résulte des points qui précèdent que la qualification de "négationniste" dans le chef de Monsieur Kir non seulement ne pouvait pas être confondue avec l'attitude de ceux qui nient le génocide pratiqué par les nazis sur les Juifs (et sur les Gitans), mais n'est en outre, dans ce contexte, nullement fautive.
PONDÉRATION
Outre les arguments déjà exposés, le tribunal tient à souligner que, dans le contexte du débat politique autour de cette question, débat qui continue en Belgique notamment sur la répression éventuelle de la négation du génocide arménien, une condamnation de l'utilisation des termes "Négationniste" ou "Négationnisme" empêcherait toute discussion publique et, par là, empêcherait la presse d'accomplir sa tâche d'information et de contrôle. [14]
Une telle intervention serait à l'évidence disproportionnée par rapport à la valeur que monsieur Kir demande au tribunal de protéger.
Il en serait d'autant plus ainsi que monsieur Kir s'est, par l'ambiguïté volontaire de son discours, lui-même placé dans la situation qui est la sienne, ne voulant pas
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accepter l' existence du génocide arménien pour conserver les voix des électeurs d'origine turque, mais ne pouvant pas non plus1e nier ouvertement afin de ne se couper ni de potentiels électeurs d'autre origine, majoritairement favorables à sa reconnaissance, ni de son propre parti qui, bien que gêné par cette affaire, affirme clairement le reconnaître.
SUR L'USAGE DES TERMES "MENTEUR" ET
"DÉLINQUANT"
Ces termes ont été utilisés par les défendeurs pour qualifier l'attitude de monsieur Kir lors du contrôle des dépenses électorales consenties pendant1a campagne des élections régionales du 13 juin 2004.
D'une part, monsieur Kir n'avait pas mentionné, comme il devait légalement le faire, des publications, notamment sur un site internet et dans la presse d'expression turque, ce qui constitue un délit en vertu des articles 10, § 1er, de la loi du 19 mai 1994 et 181 du code électoral, et d'autre part il avait indiqué au Collège de contrôle du Parlement bruxellois qu'il ne s'agissait pas de propagande électorale mais d'articles rédactionnels dont il avait ignoré l'existence, ce qui est susceptible de constituer un mensonge.
L'omission de la mention est avérée ; reste la question de savoir si monsieur Kir était de bonne foi.
Des publications litigieuses, toutes rédigées en langue turque, sont versées aux débats par les défendeurs[15].
Le tribunal constate que ces documents constituent incontestablement de la publicité électorale :
- la pièce 18,1, est un appel aux "Chers compatriotes" de monsieur Kir, sans que soit précisée la nationalité de ceux-ci (Turcs ? Belges ?), signé de sa main, portant sa photo, son nom en gras, le numéro de la liste P.S. et sa place -17ème- sur cette liste.
- la pièce 18,2, est une affiche électorale de format A 3, portant comme titre, en grand, "NOTRE CANDIDAT DÉPUTÉ", le sigle du P.S., le numéro de la liste, la place de monsieur Kir sur la liste et trois photos de celui-ci en compagnie de dirigeants du parti: madame Laurette Onkelinx, monsieur Charles Piqué et monsieur Philippe Moureaux ;
- la pièce 18., 3, est également une affiche électorale portant les mêmes mentions et une grande photo du candidat, mais avec comme titre: "MAIN DANS LA MAIN POUR L'AVENIR".
À ce propos, monsieur Kir a déclaré, dans la réponse écrite qu'il a faite au Collège de contrôle des dépenses électorales[16] :
"L 'article est un article de fond qui a été écrit d'initiative par l'auteur et correspond à la ligne rédactionnelle établie par le comité de rédaction du journal
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BELTURK. La publication de cet article qui est une
initiative spontanée de ce quotidien, ne saurait donc être considérée comme une
dépense électorale ..."
"Sur la publication d'informations et d'une
affiche électorale sur le site de BELTURK Une argumentation identique à
celle qui vient d'être développée ...vaut pour la publication d'informations me
concernant ...»
"Pour le reste, il est vrai que j'ai pu constater a
posteriori que l'une ou l 'autre de ces publications dans le quotidien
HURRlYET et dans le bimensuel BELTURK indiquaient, outre l'identité de la liste
sur laquelle je me présentais, le numéro correspondant à ma place sur celle-ci."
Or, il n'est pas sérieusement soutenable que ces publications ont pu être réalisées à l'insu de monsieur Kir; comment, notamment, expliquer la présence de sa signature ? Prétendre le contraire, comme il l'a fait, relève du mensonge pur et simple.
Quant à la qualification de "Délinquant", elle découle naturellement du fait que l'abstention de mentionner des dépenses est punie de peine de prison (huit jours à un mois) et d'amende (50 à 500 francs).
Il entre dès lors dans la fonction de la presse, et ne saurait être considéré comme fautif, le fait de dénoncer, même crûment, ce genre d'agissements contraires aux principes qui fondent notre société démocratique.
SUR L'USAGE DES AUTRES TERMES
Monsieur Kir dénonce égaiement l'usage des termes "Emirdag ten-Noode", "Turbeekistan" et "Türk Blok inter-partis", comme relevant d'une démarche raciste et pouvant tomber sous le coup de la loi du 30 juillet 1981 réprimant la discrimination raciale.
Le tribunal n'aperçoit pas en quoi ces termes, qui sont des créations sémantiques en partie humoristiques constitueraient des actes de discrimination raciale ou engageraient à en pratiquer.
PAR CES MOTIFS LE TRIBUNAL.
Vu la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire ;
Entendu Monsieur de Theux, substitut du procureur du Roi, en son avis oral donné à
l'audience du 13 septembre 2005 ;
Ouï les répliques à l'avis du ministère public par le conseil de la partie
demanderesse ;
Statuant contradictoirement ;
page 13
Déclare l'action recevable mais non fondée ;
En déboute le demandeur ;
Le condamne aux dépens de la présente instance, liquidés pour les défendeurs
ensemble à la somme de 356,97 € ;
Ainsi jugé et prononcé à l' audience publique extraordinaire de la quatorzième chambre du tribunal de première instance de Bruxelles le 28-10-2005
Ou étaient présents et siégeaient :
Mme Annaert, présidente ;
Mme Delanghe, juge ;
Mr Dunesme, juge ;
Mr de Theux, substitut du procureur du Roi ;
Mme Sauvage, greffier adjoint délégué.
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Ixelles
[1] Cour eur. D. H., arrêt Lingens c. L'Autriche,
8 juillet 1986, Publications de la Cour européenne des droits de l'homme,
série A, vol. 103, p. 11, par. 41.
[2] Alain Stower et François Tulkens (Sous la direction
de), "Prévention et réparation des préjudices causés par les médias",
Larcier, 1998, p. 110.
[3] Ibid.
[4] Cour eur. D. H., arrêt Barthold, 25 mars 1985, Publications
de la Cour européenne des droits de l'homme, série A, vol. 90, p. 25, par.
55.
[5] Cour eur. D. H., arrêt Lingens précité, par. 46.
[6] Cour eur. D. H., arrêt Lingens précité, par. 42.
[7] Voir, mutatis mutandis, Cour eur. D. H., arrêt Handyside, 7 décembre 1976, Publications de la Cour européenne des droits de l'homme, série A n° 24, p. 23, par. 50.
[8] Dossier des défendeurs, sous-farde 1, pièce 1. Souligné par le tribunal.
[9] Conclusions de synthèse, n° 23.
[10] Voir dossier des défendeurs, sous-farde 2, pièces 6, 7 et 8.
[11] Rapport du député français
René Rouquet au nom de la commission des affaires étrangères de l'assemblée
nationale française, Document n° 925, onzième législature, 26 mai 1998, en
préliminaire à l'adoption, le 28 mai 1998, à l'unanimité, par l'assemblée
nationale et, ultérieurement, le 7 novembre 2000, par le Sénat français, de la
loi disposant que "La France reconnaît publiquement le génocide
arménien de 1915", reconnaissance à laquelle les parties ont fait
référence en conclusions.
[12] ibid., pp. 16 et 17.
[13] Déclaration de monsieur Élio Di Rupo le 17 mai 2005 : "Le P.S. reconnaît l'existence du génocide arménien. Il ne peut y avoir aucun doute sur la position du P.S."
[14] Voir, mutatis mutandis, Cour eur. D. H., arrêt Barthold, 25 mars 1985, Publications de la Cour européenne des droits de l'homme, série A, vol. 90, p. 26, par. 58.
[15] Sous-farde 5, pièces 18, 1, à 18, 3.
[16] Pièce 33 du dossier du demandeur. C'est le tribunal qui souligne.